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DÉRIVE
Alors que l’euthanasie a été légalisée en 2016 au Canada, ils sont désormais 27 % à penser que les gens devraient avoir accès à l’euthanasie pour des raisons de pauvreté et 50 % pour le handicap. Des chiffres encore plus hauts chez les jeunes.
Louis-André Richard. ATLANTICO. 14 mai 2023
Atlantico : Il est quand même assez édifiant que sur un certain nombre de sujets, les Canadiens estiment visiblement que les gens devraient avoir accès à l’euthanasie pour des motifs de pauvreté ou des motifs d’handicap. Comment on en est arrivé là finalement ?
Louis-André Richard : C’est un sondage original parce que c’est pas souvent qu’on a ce type de d’enquête. Ce qui m’est apparu comme étant le fil conducteur de ce sondage, c’est notre rapport à la vulnérabilité. Ils pensent être humanistes mais d’après moi, ils ne le sont pas vraiment. Pour eux, on ne peut pas avoir une vraie belle vie si on est atteint d’une maladie mentale ou si l’on est pauvre.
C’est une espèce de parti pris ici, ils pensent que la vulnérabilité sous ces différentes formes nous éloigne de la dignité. Comment on en est arrivés là ? Il y a plusieurs raisons. On a développé une image de la vie réussie qui correspond à l’image de la femme ou de l’homme de 30 ans, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels, avec un style de vie aisé et plutôt autonome.
On a coupé notre rapport à la nature, au sens le plus simple du terme. Et dans la nature, on côtoie la faiblesse et la vulnérabilité. On l’a quand on est agriculteur, on voit les cycles de l’environnement, on voit qu’on est vulnérable par rapport à la météo, donc on va organiser notre vie en assumant ce rapport à ce qui ne dépend pas de nous. Or on a l’impression que le mode de vie urbain finit par convaincre les citoyens des cités que tout ce qui compose avec la faiblesse et la vulnérabilité n’a pas vraiment sa place.
Je pense au fait que nous en sommes là maintenant alors qu’à une certaine époque, on était plus près de la nature et de la famille. Le lien social a été défait. La perte de référence avec la micro-société qui était la famille, où même si on avait un enfant handicapé, on allait s’en occuper. On voyait le positif, le bénéfice l’emportait.
Cela fait 7 ans que la première loi sur la légalisation de l’aide à la mort au Canada est entrée en vigueur. À quel point est-ce qu’il y a eu une extension du champ d’application de cette loi et donc une extension des cas de suicide assisté et d’euthanasie au Canada ?
C’est au Québec que tout a démarré. Le Canada a épousé nos lois et les a élargies. J’ai été l’un des acteurs en 2010 au Québec, il y a eu une commission parlementaire qui a été instaurée pour discuter de la question de mourir dans la dignité, l’équivalent de la Convention citoyenne en France. Et à ce moment-là déjà, on avait réuni les experts. J’en faisais partie, et les parlementaires affirmaient qu’ils ne voulaient faire une loi que pour quelques cas, qui pourraient survenir à cause de souffrances irréversibles. Mais on ne fait pas une loi pour l’exception, pour quatre personnes si je puis dire.
Au Québec, en 2015, l’année où la loi est entrée en vigueur, il y a eu 6 demandes. Et puis à la fin de l’année 2022, on en était presque à 4000.
Il y a eu inévitablement une extension de la loi. On prétend que c’est pour venir en aide seulement aux gens qui ont des souffrances physiques irréversibles au départ, puis après ça, on sent le besoin d’inclure leur des gens qui ont des souffrances morales et psychologiques. Or l’évaluation de la souffrance physique est difficile à faire et la douleur est subjective, alors imaginez quand vous faites le même exercice avec la souffrance psychologique ! Viennent ensuite logiquement l’aide médicale à mourir ou l’euthanasie. Et à partir de là, toutes les frontières sont abolies, parce que ça devient, dans des démocraties comme les nôtres, une réclamation de l’extension des droits individuels.
Au Québec, la loi a été faite par des parlementaires qui n’ont pas été vraiment attentifs à l’argumentaire des agents du soin palliatif qui eux étaient très rétifs à l’idée d’une loi sur l’euthanasie. Ils respectaient un agenda qui souscrivait à l’extension illimitée des droits individuels.
Lorsqu’on propose un élargissement, on joue la carte de la prudence. Une loi a un rôle éducatif dans la conception qu’on se fait de la vie publique. Alors quand on promulgue une loi, on accorde des droits, donc c’est naturel pour les individus de les réclamer de manière plus large. D’après moi, nous n’avons pas répondu à un besoin mais nous en avons créé plusieurs.
Au Québec, on manquait d’argent frais pour consolider les soins palliatifs, donc il y avait beaucoup d’hypocrisie. D’ailleurs, les autorités ne prennent pas le temps d’expliquer à la population à quel point les soins palliatifs sont importants. En France, quand Macron évoque les soins palliatifs, il joue la même carte.
À quel point il y a un remplacement culturel des soins palliatifs par l’euthanasie ?
Les soins palliatifs, c’est une déclinaison de la médecine qui répondait à la fin des années 50 à un problème grave dans le monde médical. On ne savait pas trop quoi faire avec les patients qui mourraient en oncologie, à une époque où la médecine était trop impersonnelle. Les soins palliatifs sont nés en Angleterre, et le but était de ne pas abandonner les gens pour qui on ne peut plus rien faire en fait du fait de leur situation critique, qui ne pouvaient plus être soignés au sens des soins curatifs. Et les premières initiatives de soins palliatifs – accompagner les patients, prendre soin d’eux, les soulager – étaient une réponse à une médecine techno-scientifique trop entreprenante. C’était une réponse positive, une manière de qualifier les soins, mais aussi une manière de repenser et de reconfigurer les liens humains. C’était l’un des plus grands bénéfices de la culture palliative.
Vous mettez des êtres humains ensemble, vous les réunissez autour du service de la vulnérabilité. Et simplement le fait de faire ça, ça crée des liens humains d’une qualité extraordinaire. C’est fascinant parce que les communautés palliatives sont pleines de gens qui viennent de tous les milieux. Et quand elles se réunissent, ces personnes sont toujours au chevet des autres. J’ai pu accompagner des acteurs des soins palliatifs, qui me disaient : « On reçoit toujours beaucoup plus que ce qu’on donne. » C’est ça la Communauté palliative, c’est le lien social de la Communauté palliative et avant l’avènement de la loi sur l’euthanasie, il y avait un microcosme, qui était de nature à éduquer ou à servir d’exemple pour le lien citoyen de la grande communauté citoyenne, présente partout dans le monde.
Or je pense que nous perdons cela. C’est tragique. Pourquoi on le perd ? parce que les gens qui ont lentement appris cette manière de vivre et cette manière de cultiver les liens humains sont vieillissants et quittent le navire, d’autant qu’ils ne veulent pas nécessairement entrer ou continuer de travailler dans un milieu où l’euthanasie est présente.
La menace est bien réelle et il faut, comme le disait Tocqueville, « dans les démocraties démocratiques, endiguer la pulsion d’égalité sans limite ». Or la micro-société peut l’endiguer. Et avec l’avènement de la démocratie, dit-il, on a inventé le mot individualisme, qui est un dérivé de l’égoïsme, qui qualifie les rapports du citoyen.
Quelle est l’ampleur de la dérive de de la pratique de l’euthanasie et du suicide assisté à l’heure actuelle au Québec et au Canada ?
On a mis en place des commissions de contrôle qui doivent veiller à l’intégrité du respect de la loi. Mais cette loi est dépourvue de contenu et pourvu d’énormément de réglementation. D’un point de vue politique, on est dans une démarche qui flirte avec l’homicide. En fait, techniquement, c’est un homicide, c’est-à-dire pour être très objectif et très technique, c’est un geste qui permet à une tierce personne de mettre fin à la vie d’une autre personne en utilisant un poison létal, ça c’est un homicide. On permet cette loi mais en même temps, on se sent obligé de mettre en place tout un tas de réglementations.
Est-ce que vous pensez qu’il est encore temps de faire machine arrière ?
Je pense que ce n’est pas possible de faire machine arrière pour une loi comme celle-là. Une fois qu’elle est adoptée, c’est trop tard. C’est un peu comme cela avait été le cas à l’époque pour l’avortement. Mais contrairement à l’avortement, où les discussions portent toujours sur le fait de déterminer si le fœtus est un sujet de droit, il est évident que dans le cas d’espèce, la personne qui meurt est un sujet de droit au sens fort du terme. S’il y a remodulation des choses, ce sera après une longue période. Cela prendra plusieurs années car on mesure encore mal les choses.

Louis-AndréRichard
Louis-André Richard est professeur et docteur en philosophie (Ph. D.). Il est membre des comités d’éthique clinique et d’éthique de la recherche de la Maison Michel-Sarrazin à Québec. Ses travaux se concentrent particulièrement sur la politique et l’éthique. Il est l’auteur de plusieurs livres.