Olivier Delorme : en Turquie, « la polarisation de l’électorat s’est résumée à un « pour ou contre Erdoğan » »

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Olivier DELORMEQuentin Rousseau

FRONT POPULAIRe, 18/05/2023

ENTRETIEN. Dimanche dernier, se tenaient les élections présidentielle et législatives en Turquie. Un scrutin attendu au tournant, puisqu’il pourrait mener, après le verdict des urnes à l’issue du second tour du 28 mai prochain, à la fin de l’ère Erdoğan. Analyse avec Olivier Delorme, auteur des trois tomes de La Grèce et les Balkans (Gallimard, 2013) et de 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (H&O, 2017).

Olivier Delorme : en Turquie, « la polarisation de l’électorat s’est résumée à un "pour ou contre Erdoğan" »

Front Populaire : Le scrutin du 14 mai a été particulièrement serré, entre Recep Tayyip Erdoğan, qui brigue son troisième mandat consécutif, et son principal opposant Kemal Kılıçdaroğlu. Comment expliquez-vous la longévité politique et le score élevé d’Erdoğan (49,52 % des voix) ? Et que dit cette polarisation extrême du climat politique en Turquie ?

Olivier Delorme : L’ AKP, le parti d’Erdoğan, est au pouvoir depuis novembre 2002, et lui-même (il a été condamné en 1998 à une inéligibilité de cinq ans) a été Premier ministre depuis mars 2003 puis président de la République depuis 2014. Dans un premier temps, il a dû composer avec les contraintes imposées à la vie politique turque par les militaires depuis leur coup d’État de 1980 : son mentor, l’islamiste Necmettin Erbakan, avait ainsi été contraint à la démission en 1997 après un an de pouvoir.

Dans un second temps, à la faveur de complots plus ou moins imaginaires et de procès de type totalitaire, Erdoğan a éliminé tous ceux qui, dans l’armée, mais aussi dans la magistrature, la police, l’Université, le Barreau, et en grande partie dans les médias, étaient susceptibles de s’opposer à une réislamisation de la société qui s’est progressivement mise en place.

Dans un troisième temps, les cadres kémalistes ayant été révoqués ou emprisonnés, puis ceux de la confrérie Gülen, qui avaient d’abord fourni un personnel de remplacement, ayant subi le même sort, s’est mis en place un véritable « État-AKP », dans lequel la proximité avec le parti et la faveur du clan qui entoure Erdoğan conditionnent les carrières.

Enfin, le référendum constitutionnel de 2017, gagné de peu grâce à la fraude et aux communautés turques d’Europe occidentale, a entériné une évolution de plus en plus autoritaire du régime.

Cette évolution a été permise par cinq facteurs.

Il y a d’abord le charisme d’Erdoğan (on a parlé dans les médias grecs de « président Teflon » sur lequel glissent tous les échecs et les scandales, notamment de corruption). Cette fois encore, malgré un malaise spectaculaire à la télévision à quelques jours de l’élection et le mécontentement dans les régions touchées par le récent séisme – du fait de la corruption qui a entraîné le non-respect des règles de construction antisismiques –, et de l’impéritie des pouvoirs publics dans l’organisation des secours, Erdoğan a retourné la situation par des promesses, sans doute intenables, de reconstruction rapide de dizaines de milliers de logements, et est arrivé en tête dans la plupart de ces régions.

Il y a ensuite les dix ans de croissance forte qu’ont permis le cycle de délocalisation des industries d’Europe occidentale et l’afflux d’argent européen, au titre de la réalisation du marché unique, de la préadhésion de la Turquie à l’Union européenne, puis du chantage aux migrants, mais aussi par une hypertrophie du secteur de la construction (générateur de corruption) et une explosion de l’endettement des ménages. Les dix années suivantes ont été marquées par un déclin de la croissance et, plus récemment, par une chute vertigineuse de la monnaie, une inflation à trois chiffres selon des experts indépendants, des pénuries de produits importés, un déficit croissant de la balance commerciale. Et pourtant, là encore, le président Teflon a limité les effets politiques de cette situation en augmentant les salaires (200 % pour le salaire minimum en un an !). Il ne s’agissait là que d’un rattrapage, souvent partiel, mais qui a donné un ballon d’oxygène à nombre de ménage, quelques mois avant le scrutin.

De manière moins conjoncturelle, la popularité persistante de l’AKP s’ancre dans un clientélisme dont le modèle est la charité islamique des Frères musulmans. Le libéralisme économique d’Erdoğan a encore réduit le périmètre d’un État social turc déjà historiquement faible. À celui-ci s’est substituée « l’action sociale » du parti qui a créé crèches, hôpitaux et écoles, distribue des bourses, du charbon pour l’hiver ou des appareils électroménagers dans l’Anatolie rurale où Erdoğan et le parti s’assurent ainsi la fidélité d’un électorat encadré du berceau jusqu’au cimetière. Quant au financement de cette charité islamique, il est en grande partie assuré par les commissions que les patrons amis du parti versent dans ses caisses (et en partie dans les poches du clan présidentiel) en échange des marchés de construction et de travaux publics, souvent aussi pharaoniques qu’inutiles… que l’afflux d’argent européen a permis de financer.

Politiquement, la longévité d’Erdoğan a été acquise par le ralliement des ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP), vitrine politique des Loups gris qui ont fait régner la terreur dans les années 1970 parmi les milieux de gauche. L’AKP ayant perdu la majorité absolue aux législatives de juin 2015, Erdoğan a intégré ce parti (le 3e en voix et en sièges) et quelques autres petites formation d’extrême droite religieuse (dont le nouveau parti du fils d’Erbakan, élu député dimanche dernier) au sein d’une Alliance populaire. Il a ainsi éliminé toute concurrence sur sa droite – jusqu’à ce scrutin présidentiel où un dissident du MHP, Sinan Ŏgan, a réuni 5,17 % des suffrages, empêchant la réélection d’Erdoğan au premier tour et dont les électeurs détiennent les clés du second.

Enfin, la force du président sortant tient dans la division des oppositions. Pour cette élection, l’Alliance populaire d’Erdoğan avait face à elle deux coalitions. L’Alliance pour la nation groupe, autour du Parti républicain du peuple (CHP, héritier du kémalisme), des partis du centre et la droite du Bon Parti, très nationaliste, mais laïque, ainsi que trois formations islamistes issues de scissions de l’AKP. « Travail et Liberté » rassemble des partis kurdes, écologistes et de gauche, jusqu’à la mouvance communiste. À la présidentielle, « Travail et Liberté » n’a pas présenté de candidat et a soutenu Kılıçdaroğlu, mais les formations de l’Alliance pour la nation sont toutes libérales et ne sont pas plus ouvertes que l’AKP ou le MHP sur la question kurde. Les deux alliances sont donc allées séparément au scrutin législatif.

La polarisation de l’électorat s’est en fait résumée à un « pour ou contre Erdoğan ». Kılıçdaroğlu a principalement fait campagne sur le retour à un régime parlementaire ainsi que sur la fin de l’autoritarisme comme des querelles religieuses. Erdoğan a fait campagne… sur lui-même et sur l’incapacité à gouverner d’une coalition sans expérience du pouvoir, divisée entre des leaders dont le principal point commun est l’opposition à sa personne. Tout au long de la campagne, les sondages semblaient indiquer que les Turcs mettraient en tête – voire éliraient au premier tour – le candidat de l’opposition. Au final, Erdoğan a mieux résisté que prévu et sa coalition détient déjà une majorité absolue à l’assemblée (l’AKP a perdu 28 sièges et en conserve 267, le MHP en gagne 1 avec 50, le nouveau parti d’Erbakan en gagne 5, soit 322 députés sur 600).

Quant à la polarisation géographique de l’électorat, elle saute aux yeux lorsque l’on regarde la carte. Kılıçdaroğlu et ses soutiens dominent la frange littorale de l’ouest et du sud-ouest (Izmir leur donne plus de 60 % des voix), ainsi qu’Ankara et sa région. Travail et liberté domine dans les provinces kurdes de l’est, et Erdoğan dans la Turquie rurale de l’intérieur, sur le rivage de la mer Noire et au centre du littoral méditerranéen.

FP : Comme d’habitude, la diaspora turque d’Europe, très présente en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche, mais aussi en Belgique et en France, a massivement voté pour le président sortant et pour sa ligne islamiste-conservatrice. Comment l’expliquer ?

OD : Dans la plupart des pays occidentaux, le vote Erdoğan dépasse les 60 %. Il est de 65,4 % en Allemagne où la communauté turque est particulièrement importante, 64,2 % en France, 68,4 % aux Pays-Bas, 72,31 % en Belgique, plus de 75 % au Royaume-Uni. Et encore, ces pourcentages seraient-ils plus élevés si une partie de ces communautés n’était composée de Kurdes de nationalité turque.

Dans L’Archipel français[1], Jérôme Fourquet analyse ce qu’il appelle « l’isolat turc ». Il en  relève les caractères, dont une endogamie bien plus forte que dans toute autre communauté immigrée. Il souligne surtout le rôle des mosquées propres à la communauté turque et dont les imams sont rémunérés par l’État turc, celui des médias turcs qui entretiennent dans la diaspora le sentiment identitaire « contribuant à cultiver un entre-soi qui peut virer au syndrome obsidional ». Il ajoute enfin que la communauté turque est « encadrée politiquement par des organisations dépendant du pouvoir d’Ankara ».

J’ajouterai que les élus des pays européens, locaux ou nationaux, ont fermé les yeux ou trouvé quelque avantage à sous-traiter la gestion de cette communauté à des organisations dépendant de l’AKP ou du MHP. Celles-ci, comme les « écoles » des consulats, entretiennent une hostilité à notre culture et enseignent aux enfants de très particulières visions de l’histoire, qu’il s’agisse de la prétendue caducité du traité de Lausanne (1923) fixant les frontières de la Turquie, caducité que défend périodiquement Erdogan, ou de les grimer en petits combattants de l’Empire ottoman tuant les chrétiens lors de telle ou telle bataille. On a ainsi vu, dans plusieurs villes, des explosions de haine contre nos compatriotes d’origine arménienne lors de l’agression turco-azérie contre l’Artsakh, ou encore une organisation émanant de l’AKP présenter plusieurs dizaines de candidats aux élections législatives françaises. Et la situation est bien pire en Belgique ou aux Pays-Bas.

Il est ainsi intéressant de noter qu’à Strasbourg, où la municipalité souhaitait apporter un financement public à la grande mosquée construite par l’association Millî Görüş, autre appendice de l’AKP, le vote pour Erdoğan a atteint dimanche dernier 70,2 %.

FP : Une victoire, lors du second tour qui se tiendra le 28 mai, de l’opposition menée par le kémaliste Kılıçdaroğlu ferait-elle les affaires de l’Europe ? De la France ?

OD : Cette victoire est devenue très peu probable depuis dimanche. Erdoğan va évidemment jouer le « Moi ou le chaos » : vous me connaissez, j’ai une majorité pour gouverner, je suis la stabilité ; Kılıçdaroğlu n’a aucune expérience gouvernementale, il n’a pas de majorité, l’élire serait choisir l’instabilité.

De plus, Kılıçdaroğlu ne peut compter sur un sursaut des abstentionnistes, la participation ayant déjà atteint 86,9 % – qu’il y ait eu fraude ou non, notamment dans les régions touchées par le tremblement de terre où, en plus de la population restée en place, 1,2 million de déplacés vers d’autres provinces après le séisme seraient revenus voter.

Et puis Ŏgan, le troisième candidat du scrutin du 14 mai, vient du MHP qui est l’allié d’Erdoğan. S’il a attiré 5,17 % des électeurs, c’est en disant qu’Erdoğan n’était pas assez nationaliste, pas assez dur avec les Kurdes, les Grecs ou les Arméniens. Il a déclaré, après le premier tour, qu’il ne soutiendrait Kılıçdaroğlu que si celui-ci s’engageait à renoncer à tout contact avec les partis kurdes… qui soutiennent Kılıçdaroğlu. On peut donc douter que son électorat se porte massivement sur ce dernier.

Quant aux rapports avec l’Union européenne, rien n’indique qu’ils varieraient beaucoup – en fait sinon dans le discours. C’est un Premier ministre du CHP, le parti de Kılıçdaroğlu, qui a envahi Chypre en 1974 et on ne voit pas que, allié au très nationaliste Bon Parti, la position d’un gouvernement sur cette question puisse permettre de mettre fin à la partition de l’île.

Renoncerait-il à manipuler les flux migratoires pour faire chanter l’UE ? Rien n’est moins sûr. En revanche, probablement y aurait-il des demandes supplémentaires pour « aider les démocrates » et prévenir un retour d’Erdoğan. Et une relance des négociations d’adhésion. Et sans doute les relations avec la France seraient-elles moins tendues.

FP : Kılıçdaroğlu est-il vraiment l’opposant aussi progressiste que dépeignent beaucoup de médias occidentaux ?

OD : Kılıçdaroğlu vient de l’est anatolien, mais il représente une Turquie tournée vers l’Europe et occidentalisée dans ses modes de vie. Il a travaillé en France, parle français et est acquis à une vision non confessionnelle de l’État et de la vie sociale héritée du kémalisme. De là à en faire un progressiste, il y a sans doute une marge, et ses alliés politiques, trois partis islamistes et le Bon Parti, sont bien éloignés de ces catégories du monde occidental.

FP : Kemal Kılıçdaroğlu a revendiqué publiquement son appartenance à la minorité alévie, longtemps opprimée par la majorité sunnite à laquelle appartient Erdoğan. Faut-il voir dans l’élection présidentielle un affrontement identitaire entre communautés ?

OD : Les alévis représentent entre 20 % et 25 % des 84 millions de Turcs. Ils sont issus d’une secte hétérodoxe chiite, animée par un fort courant libéral et syncrétiste. Pour les sunnites, qui constituent la quasi-totalité du reste de la population turque, ce sont des hérétiques. Ils ont été victimes, sous l’Empire ottoman, de persécutions intermittentes et, au contact des idées occidentales, une partie d’entre eux est devenue agnostique ou athée, ce qui explique qu’ils aient fourni au kémalisme des cadres acquis à la déconfessionnalisation de l’État… et qu’Erdoğan ait multiplié les attaques contre eux bien avant d’avoir Kılıçdaroğlu comme adversaire.

De la part de l’opposition, ce fut sans doute une erreur tactique d’avoir présenté un candidat alévi, nombre de Turcs sunnites, conservateurs, mais désirant un changement, ont probablement hésité ou refusé de donner leur voix à un alévi. Si ce phénomène a sans doute été marginal dans la frange occidentale et urbanisée de la Turquie, il peut expliquer en partie que Kılıçdaroğlu ait sous-performé en Anatolie centrale qui reste très marquée par le traditionalisme religieux.

FP : Les postures géopolitiques volontiers belliqueuses de Recep Tayyip Erdoğan et de ses alliés, vis-à-vis de la Grèce ou de l’Arménie voisines notamment, sont-elles en adéquation avec le contexte politique et économique actuel de la Turquie ?

OD : Il y a plus : la Turquie d’Erdoğan finance l’islam radical dans les Balkans, en Afrique, en Europe occidentale. Elle occupe le nord de la Syrie, elle a envoyé un corps expéditionnaire en Libye qui, seul, maintient en place le gouvernement islamiste de Tripoli. Elle finance aussi des bataillons de djihadistes recrutés parmi les restes de Daesh ou en Asie centrale et qui se battent au côté des Ukrainiens.

Erdoğan a en outre investi beaucoup d’argent dans une industrie d’armement – notamment la fabrication de drones –, et lancé un programme de construction d’un avion de combat. Il veut acheter aux États-Unis des kits de mise à niveau d’une partie de ses vieux F16 ainsi que des F16 Viper. Biden a donné son feu vert, mais, pour l’heure, le Congrès bloque ces achats. Tandis qu’Erdoğan bloque l’adhésion de la Suède à l’OTAN, celle-ci ne pouvant légalement extrader des réfugiés politiques kurdes dont le président turc exige qu’ils lui soient livrés.

La situation économique de la Turquie, avec une monnaie qui s’effondre (le dollar s’est apprécié de près de 190 % par rapport à la livre turque en trois ans), une inflation supérieure à 100 % (autour de 80 % officiellement), même si elle a un peu ralenti ces derniers mois, et un déficit de la balance commerciale multiplié par dix depuis 2021, apparaît de moins en moins compatible avec ce coûteux islamo-impérialisme.

Sans doute la rhétorique des leaders de l’opposition à l’égard de la Grèce ou de l’Arménie n’a-t-elle pas grand-chose à envier à celle d’Erdoğan, mais on peut penser qu’entre la reprise du contrôle d’un État, d’une armée et de services de sécurité colonisés par l’AKP, la libération des milliers de prisonniers d’opinion ou condamnés lors de procès iniques et qui demanderaient sans doute des comptes, un gouvernement de l’opposition aurait d’autres préoccupations que le soutien à l’islamisme ou les aventures extérieures.

Propos recueillis par Quentin Rousseau

NOTES

[1] Seuil, Paris, 2019, pp. 171 à 173. 

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