En Turquie, un nouveau coup de boutoir d’Erdogan contre la laïcité à l’école

Par Delphine Minoui

26 juin 2024

DÉCRYPTAGE – Prévus pour la rentrée scolaire, les programmes révisés font la part belle à la religion et au patriotisme, à l’image de l’islamo-nationalisme promu par le président turc.

Correspondante à Istanbul

Sa cadette sur les épaules et le sac à dos rempli de friandises et de chips, Burcu s’était imaginé un pique-nique festif, un de ces rassemblements joyeux à la porte de l’été stambouliote. À peine arrivée sur la pelouse du parc Maçka, cette mère de deux enfants comprend vite que la fin de l’année scolaire est déjà compromise : autour de la grande nappe dressée à même le sol, les regards sont éteints, les visages fermés. «Tu as entendu la dernière ?», lance un des parents d’élèves, en lui tendant l’écran de son smartphone. Résumé en dix lignes, le programme de la prochaine rentrée affiche des objectifs aux couleurs islamo-nationalistes du président Erdogan : promouvoir les valeurs«nationales et spirituelles», encourager «l’honnêteté et le patriotisme» et former des générations «morales et vertueuses». «On s’en serait bien passé !», s’effondre Burcu, en même temps que ses paquets.

Publiées fin avril, les nouvelles directives du ministère de l’Éducation confirment le virage idéologique et autoritaire de la Turquie. «Je suis musulmane et croyante. Mais pas question de laisser le pouvoir dicter ma religion et celle de mes deux enfants», enrage-t-elle. Et de citer, pêle-mêle, la récente reconversion de la Basilique Sainte-Sophie en mosquée, la banalisation des références religieuses dans les discours politiques, ou encore le «fatalisme» divin si souvent évoqué à propos du tragique tremblement de terre de février 2023 : tous ces petits et grands changements insufflés par dose homéopathique qui imposent une nouvelle façon de vivre et de penser, tandis que les écoles et les universités turques se vident de leurs enseignants qui réfléchissent différemment. « Depuis le coup d’État raté de 2016 , et la purge de milliers d’instituteurs et professeurs, le pouvoir nous pousse vers la sortie. À l’université, les nouveaux recteurs, désormais nommés par décret par Recep Tayyip Erdogan, imposent leurs hommes et leurs idées», témoigne un universitaire.

Valeurs religieuses

Les temps ont changé depuis les débuts de l’AKP. Quand le Parti de la Justice et du Développement arrive au pouvoir en 2002, c’est au nom de réformes démocratiques et d’un savant rééquilibrage entre la laïcité à marche forcée héritée d’Atatürk et les valeurs religieuses des populations oubliées d’Anatolie et de la mer Noire. Mais le nouveau « modèle turc », combinant islam et démocratie sur fond de transformations économiques et de processus d’adhésion à l’Union Européenne, prend progressivement une autre tournure. Dans un discours prononcé en 2012, Erdogan annonce vouloir éduquer une « génération pieuse ».

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Depuis, le budget de la Diyanet, la Direction des Affaires religieuses, ne cesse d’augmenter et le nombre de « imam hatip », les lycées religieux comme celui dans lequel le reis fit ses études, a décuplé. Le pays en compte aujourd’hui plus de 5000. Initialement destinés à former des imams, ces établissements sont dorénavant ouverts à tous les élèves. Autrefois épargné, l’enseignement laïc est à son tour touché. « Chaque année, on s’éloigne un peu plus des valeurs démocratiques et de la laïcité », observe Kemal Irmak, secrétaire général du syndicat des enseignants de gauche, Egitim-Sen.Le nouveau programme de la rentrée se veut plus nationaliste : les cours d’histoire sont conçus pour encourager « l’honnêteté et le patriotisme » tandis que ceux de géographie doivent défendre « le patriotisme et le sens des responsabilités »

En 2017, une autre réforme des programmes avait suscité la polémique en imposant la suppression, dans les cours de biologie, de l’enseignement de la théorie darwiniste au profit du créationnisme. « Après nous être insurgé contre cette décision, le créationnisme a finalement été retiré des cours mais la théorie de l’évolution a bel et bien disparu des programmes », poursuit le syndicaliste. Autre coup de massue : l’introduction, depuis la dernière rentrée scolaire, de « conseillers spirituels » dans les établissements scolaires.

N’en déplaise aux parents et aux enseignants, les élèves doivent dorénavant être formés aux « valeurs nationales, spirituelles, morales et humaines »«La religion est en train de s’imposer comme une norme. Nous avons ainsi été informés de cas où les élèves ont été emmenés à la mosquée tôt le matin afin de les “motiver” avant de passer leurs examens », relève Kemal Irmak. Sans compter, les cours « optionnels »de religion, en vigueur depuis de nombreuses années, qui deviennent des «cours optionnels obligatoires», en l’absence d’autre choix possible dans certains collèges et lycées… «L’éducation est en train de devenir un champ d’influence où l’on impose un seul mode de pensée au détriment de la pluralité», poursuit-il.

«Un réservoir de votes»

Alors que la laïcité reste un principe inscrit noir sur blanc dans la Constitution, il déplore l’accent mis « sur une seule religion, l’islam sunnite, au détriment des autres confessions, complètement occultées ». Le nouveau programme de la rentrée à venir se veut aussi plus nationaliste : les cours d’histoire sont par exemple conçus pour encourager « l’honnêteté et le patriotisme » tandis que ceux de géographie doivent défendre « le patriotisme et le sens des responsabilités ». Aucune allusion, en revanche, aux minorités ethniques, elles aussi passées sous silence.

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Dans un récent rapport, le think tank « Initiative pour la réforme de l’éducation » tire la sonnette d’alarme : cette refonte du système éducatif est une « menace », dit-il, pour la liberté d’expression et d’opinion. Selon un sociologue qui préfère garder l’anonymat, ces changements auraient d’ailleurs des motivations plus politiques que religieuses. « Conscient de l’érosion de sa popularité, qui s’est illustrée par la victoire de l’opposition aux dernières législatives, Erdogan s’efforce de formater la société afin de garantir un réservoir de vote à son parti », estime-t-il.

Les parents d’élèves n’ont pourtant pas dit leur dernier mot. Rassemblés à la mi-mai devant la mairie d’Istanbul, et soutenus par le principal parti d’opposition, le CHP social-démocrate, ils ont ouvertement manifesté leur mécontentement contre ces « programmes rétrogrades ».

Pour l’heure, les autorités campent sur leurs positions. Mais parviendront-elles à changer les mentalités ? « Les nouvelles générations, connectées au monde par l’Internet, ne sont pas dupes. Y compris dans les milieux plus conservateurs. À titre d’exemple, les enquêtes de terrain montrent que les fameux lycées religieux sont de plus en plus boudés par les familles traditionnelles », se rassure le sociologue.

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