Alain-Gérard Slama: «L’extrême centre cherche à monopoliser le pouvoir au détriment du jeu normal de la démocratie»

Par Ronan Planchon

28 juin 2024. LE FIGARO

ENTRETIEN – Pour l’historien qui a forgé le concept d’« extrême centre » en 1980, la dissolution de l’Assemblée nationale signe la fin d’un mythe qui nie la réalité des sensibilités de droite et de gauche en les camouflant sous le mot de « rassemblement ».

LE FIGARO. – Vous avez forgé en 1980 l’expression « extrême centre ». Comment la définir ?

ALAIN-GÉRARD SLAMA. – En France, il existe historiquement une droite et une gauche qui correspondent à deux visions du monde. Depuis la crise boulangiste jusqu’au rêve de François Bayrou, le mythe d’un centre à vocation gouvernementale n’a jamais tenu. Le centre droit a rejoint la droite et le centre gauche a rejoint la gauche. Cet équilibre a permis de contenir les extrêmes des deux bords.

Le scrutin majoritaire à deux tours, mis en place sous de Gaulle, est consubstantiel au clivage droite-gauche. Mitterrand, après avoir opté pour une politique « à gauche toute », a intégré à partir de 1983 dans son gouvernement des personnalités modérées, à l’image de Jacques Delors, pour ne pas être dépendant du Parti communiste. Dans l’histoire de la Ve République, cette stratégie a permis de maintenir un équilibre et de fédérer des majorités parlementaires stables.

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L’extrême centre, une formule qui s’est imposée à moi en 1980, dans un essai, Les Chasseurs d’absolu. Genèse de la gauche et de la droite(Grasset), brise cet équilibre, puisqu’il cherche au contraire à monopoliser le pouvoir au détriment du jeu normal de la démocratie, qui repose sur cette alternance gauche-droite.

Cette dissolution est-elle la conclusion d’une coagulation politique contraire à la nature du régime pluraliste, avec un extrême centre créé de toutes pièces par le président de la République, face à des oppositions perpétuellement exclues des affaires ?

Valéry Giscard d’Estaing entendait « gouverner au centre ». Emmanuel Macron, lui, a voulu un gouvernement « du centre ». La différence, c’est qu’Emmanuel Macron a voulu nier la réalité des sensibilités de droite et de gauche en les camouflant sous le mot de « rassemblement ».

Dans sa conférence de presse du 31 décembre 1964, de Gaulle a déclaré qu’il était foncièrement néfaste que la fonction et le champ d’action du président de la République soient confondus avec celui du premier ministre. Selon lui, en cas d’une obstruction parlementaire, sur le terrain législatif et budgétaire « on aboutirait à une opposition chronique entre les deux pouvoirs. Et alors, il en résulterait, ou bien la paralysie générale, ou bien des situations qui ne pourraient être tranchées que par des pronunciamentos, ou bien la résignation d’un Président mal assuré qui, sous prétexte d’éviter le pire, choisirait de s’y abandonner en se soumettant, comme autrefois, aux injonctions, aux volontés des partisans. »

En voulant parachever la dépolitisation de la société, l’extrême centre a précipité son retour. Alain-Gérard Slama

Pourtant, nous y sommes, car le pouvoir présidentiel aujourd’hui, depuis la mise en place du quinquennat en particulier, a confondu les fonctions du premier ministre et du président.

Cette dissolution reposait sur une très mauvaise analyse de la situation. Emmanuel Macron a cru qu’il lui serait possible de retrouver une majorité rassemblant des sensibilités de droite et des sensibilités de gauche. L’histoire a montré que c’est un leurre. Poincaré et Clemenceau ont joué de la situation de la guerre et de l’après-guerre de 1914-1918 pour constituer des majorités de ce type, qui n’ont pas tenu. La substitution de majorités gouvernementales aux majorités électorales a probablement tué la IIIe République et à coup sûr achevé la IVeRépublique. La majorité gouvernementale doit toujours refléter la majorité électorale pour maintenir la légitimité et la stabilité du système politique.

L’extrême centre, c’est aussi la politique « apoliticienne », prétendument rationnelle et fondée sur l’expertise. Les difficultés que rencontre l’extrême centre, est-ce d’une certaine manière la revanche de la politique ?

En effet. Dans son discours de Bayeux, de Gaulle n’a cessé de rappeler que la confiance entre le président et le peuple devait être réciproque. Quelle confiance le peuple peut-il accorder à un président qui semble faire aussi peu crédit à son gouvernement ?

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Le présidentialisme excessif a confondu les fonctions du premier ministre et du président de la République – au détriment de la figure de chef de l’État. Sous de Gaulle, le premier ministre était certes révocable ad nutummais il disposait d’une marge de manœuvre plus importante. C’est Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, qui a mis en place l’Europe agricole, pas de Gaulle.

Aujourd’hui, tout est de la compétence du président de la République. Conséquence : le pouvoir parlementaire a été gravement atteint, et l’extrême centre lui a mis un coup supplémentaire en voulant le confier aux experts, aux technocrates. En voulant parachever la dépolitisation de la société, l’extrême centre a précipité son retour.

En tentant d’empêcher le débat droite-gauche dans le cadre des institutions, l’extrême centre ne risque-t-il pas de le faire déborder dans la rue ?

En effet. La droite et la gauche, après Chirac et Mitterrand, n’ont pas su trouver des leaders capables d’imposer à leurs extrêmes le respect de la règle du jeu. Le suffrage universel, tel qu’il a été réformé en 1962, nécessite de prendre en compte la sensibilité politique du camp adverse : cela passe par gouverner au centre pour se maintenir au pouvoir.

Étant donné que les partis de gouvernement ne trouvent plus de possibilités d’expression au sein de l’Assemblée nationale, ils se sont réfugiés vers l’extrême droite et l’extrême gauche. Leur seul moyen d’expression, aujourd’hui, ce sont les médias audiovisuels et également les séries télévisées, avec les conséquences que l’on connaît : course au buzz permanent pour tenter d’exister, dégradation du niveau du débat…

La dissolution pourrait-elle signer la mort de l’extrême centre ?

Oui, parce que l’extrême centre n’est pas viable. On aimerait pouvoir en conclure qu’Emmanuel Macron garde les moyens de choisir de quel côté il est s’il veut se maintenir au pouvoir jusqu’à la fin de son quinquennat. Idéalement, lui seul a, ou plutôt avait, la possibilité de rassembler autour de lui une droite et une gauche républicaines capables de maintenir les mouvements politiques radicalisés de droite ou de gauche, qui ont toujours existé, sur les marges de l’omelette.

Le malheur est qu’il a fait – ou que ses conseillers, bien mal choisis, lui ont fait faire – une analyse totalement trompeuse de la situation.

Tout témoigne que notre pays et avec lui l’Europe se heurtent à une remise en cause d’une ampleur, d’une gravité objective sans précédent, des valeurs et des principes issus de la révolution anthropologique des Lumières.

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