« De Gaulle-Staline, les liaisons dangereuses »…

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ENTRETIEN – Soucieux d’asseoir une légitimité encore fragile, De Gaulle s’appuya pendant la Seconde Guerre mondiale sur une alliance avec Staline dont le prix fut élevé. Henri-Christian Giraud publie une édition enrichie et renouvelée de son livre choc.

Par Michel De Jaeghere. LE FIGARO, 25 janvier 2021

C’est l’un des secrets les mieux gardés de l’histoire du gaullisme. À l’aube de sa légende, De Gaulle appuya sa fragile légitimité sur une alliance secrète qui se révéla, pour lui, décisive, mais n’alla pas sans lourdes contreparties: avec Joseph Staline. Elle le conduisit à torpiller, en 1944, l’exploitation de la victoire de l’armée française en Italie et le projet britannique d’une percée par les Balkans qui auraient permis d’éviter le retour de la guerre sur le sol français et auraient empêché l’URSS de s’imposer en Europe de l’Est.

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Elle se traduisit aussi par l’installation du parti communiste, discrédité par sa conduite pendant la drôle de guerre et sa collaboration de vingt-deux mois avec l’Allemagne nazie, au cœur du jeu politique et de l’appareil d’Etat. Ancien directeur de la rédaction du Figaro Magazine,Henri-Christian Giraud est aussi un spécialiste de l’histoire contemporaine. Nourri aux meilleures sources diplomatiques et paru pour la première fois en 1988, son De Gaulle et les communistes avait fait l’effet d’une bombe. Réédité à l’occasion d’une année De Gaulle ponctuée par trop d’hagiographies répétitives, il a fait l’objet d’une refonte qui lui a permis de bénéficier de l’apport des archives rendues accessibles par le dégel de l’URSS. Il conjugue la précision de ses références à un sens du récit qui en fait le plus palpitant des thrillers.

LE FIGARO. – Associer De Gaulle et les communistes, et laisser entendre une possible complicité entre les deux, à l’heure où De Gaulle est devenu la grande figure de la droite, c’est le paradoxe absolu, presque un crime de lèse-majesté…

Henri-Christian GIRAUD. – J’ai bien conscience de m’attaquer à un tabou, mais c’est ainsi. Ce livre révèle l’un des secrets les mieux gardés du général De Gaulle: son alliance avec Staline durant la Seconde Guerre mondiale et l’appui sans faille, mais non sans contrepartie, que le dictateur communiste a accordé à la France libre tout au long du conflit. Alliance qui a noué une relation privilégiée entre De Gaulle et le Parti communiste français à partir de novembre 1942 et qui a rebattu les cartes sur des questions aussi décisives que l’ouverture du second front en Normandie, le découpage des frontières polonaises, l’ampleur de l’épuration et les orientations du gouvernement français d’après-guerre. Cette alliance est restée ignorée aussi bien de Churchill que de Roosevelt, Pétain ou Giraud, mais aussi de l’entourage proche de l’homme du 18 Juin qui s’était fait une règle de «progresser par les couverts». Ou, plus crûment, mais toujours selon sa formule, de «s’avancer derrière un voile épais de tromperie».

Les révélations de la première édition de votre livre, en 1988, n’ont été ni contestées… ni prises en compte par l’historiographie. Comment l’expliquez-vous?

Mon livre avait été précédé par la publication à Moscou en 1983 de deux forts volumes d’archives qui rendaient déjà compte abondamment des liens qui unissaient la France libre et le Kremlin. Eux aussi avaient été ignorés par l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale en général et par l’historiographie gaulliste en particulier. Contre des preuves patentes, on avait continué à s’en tenir pieusement à ce que De Gaulle en dit dans ses Mémoires, c’est-à-dire le strict minimum enrobé de métaphores.

Rien en tout cas, qui laisse deviner une imbrication décisive à bien des égards tant sur le plan politique que stratégique. La masse documentaire que j’ai rassemblée a, un temps, bousculé un paysage soigneusement balisé et m’a valu l’attention soutenue d’Annie Kriegel, la grande historienne du phénomène communiste, mais aussi de Jacques Bariéty, d’Henri Amouroux, d’André Passeron, et de bien d’autres. Suffisamment en tout cas pour alimenter un colloque qui s’est tenu en octobre 1990, à Nanterre, sous la direction de Stéphane Courtois et de Marc Lazar sur le thème «Cinquante ans d’une passion française: De Gaulle et les communistes».

Les actes du colloque, auquel j’ai eu l’honneur et la chance de participer aux côtés d’une dizaine de personnalités et d’historiens de renom, ont d’ailleurs fait l’objet sous le même titre d’une publication chez Balland en 1991, préfacée par René Rémond. Consécration suprême, mon livre a même fait l’objet d’une mention dans Les Lieux de mémoire de Pierre Nora. Mais il est vrai que la production actuelle sur De Gaulle et le gaullisme a préféré revenir à la vérité officielle, comme s’il ne s’était rien passé. Elle ne tente pas même de me contredire: elle préfère ignorer ce que j’ai établi.

Pourquoi?

Sans doute que la déification du «plus illustre des Français» ne supporte pas qu’on puisse accoler les noms de De Gaulle et de Staline.

Cela ne vous a manifestement pas rebuté si on en juge par cette nouvelle édition, enrichie et remaniée, qui compte désormais plus de mille pages et qui, de plus, est appelée à avoir une suite.

C’est que, depuis 1988, sont sorties de nouvelles archives. Notamment une Histoire des services de renseignements extérieurs de la Russie en six volumes sous la direction d’Evgueni Primakov. Or le volume 4, publié en 1999 et consacré à la période 1941-1945, comporte un chapitre 25 intitulé «De Gaulle ou Giraud?» qui ne pouvait pas me laisser indifférent.

Qu’a-t-il donc d’intriguant?

Il indique que Staline a hésité entre les deux généraux: lequel soutenir? Giraud parce que, comme dit Molotov, le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, c’était une «force antihitlérienne de 300.000 hommes» (l’armée d’Afrique, constituée par Weygand, en liaison avec Pétain en 1940-1941, que Giraud avait prise en main, développée et rééquipée avec l’aide des Américains à partir de novembre 1942) ou De Gaulle parce qu’il avait pris l’initiative d’établir très tôt, dès novembre 1940, des liens avec le Kremlin qui avaient abouti le 26 septembre 1941 à la reconnaissance de la France libre par Moscou sur la base de choix politiques et stratégiques communs.

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Dès novembre 1940? Mais l’URSS était alors en guerre au côté de l’Allemagne nazie!

C’est Gaston Palewski, l’ancien directeur de cabinet de De Gaulle à Londres, qui a révélé peu avant sa mort l’existence de cette «relation officieuse» passant par lui-même et par Ivan Maïski, l’ambassadeur soviétique à Londres. Relation nouée à l’initiative du chef de la France libre, et qui avait reçu d’entrée le meilleur accueil de la part de Maïski puisque Palewski écrit: «Il me reçut en témoignant beaucoup d’intérêt vis-à-vis de notre mouvement (…). J’ai eu l’impression avec lui de parler avec un allié potentiel. Or c’était le moment où l’Allemagne semblait invincible. Et pourtant Maïski tenait à entretenir avec nous une relation officieuse.»

Or, comme vous le remarquez, novembre 1940, ce n’est pas en réalité seulement le moment où l’Allemagne nazie semble invincible ; c’est aussi l’époque où l’URSS est liée à elle par le pacte germano-soviétique! Mais assuré qu’il est de voir un jour, «par la nature des choses et des périls», l’URSS se retourner contre l’Allemagne, De Gaulle s’est donc lancé dès ce moment dans l’aventure d’un duo avec le Kremlin. Conscient toutefois de ce que pouvait avoir de choquant sa décision de nouer une telle relation en pleine lune de miel germano-soviétique et après les félicitations de Molotov à Hitler pour sa victoire sur la France, il prend soin de la cacher à son entourage, y compris à son conseiller diplomatique, René Cassin, puisque ce dernier écrit, dans ses Mémoires, qu’il connaissait Maïski depuis la SDN, mais qu’il n’était pas alors question pour la France libre d’échanger avec l’ambassade soviétique à Londres des visites «moralement inadmissibles».

Palewski s’est contenté de révéler l’existence de cette relation sans en dire davantage. Quant à De Gaulle, il n’en dit mot. L’absence totale d’informations sur son contenu ne permet qu’une interprétation minimale: il s’agit, pour le chef de la France libre, de prendre date. Mais la suite donne à penser que ce début a été particulièrement fructueux…

Qu’apportent donc ces nouvelles archives qui nécessitaient selon vous une refonte de votre livre?

Elles confirment que, comme une fusée, la diplomatie gaullo-soviétique avait plusieurs étages. Il y eut d’abord cette «relation officieuse» de novembre 1940 à juin 1941, puis l’ouverture de relations officielles par les services de la France libre à partir de juin 1941, enfin une relation secrète, commencée en juillet suivant, celle-là relevant du seul De Gaulle, et qui s’est traduite par l’entrée en scène d’un personnage totalement occulté et qui jouera cependant un rôle important dans l’histoire du gaullisme de guerre et même d’immédiat après-guerre: un certain Ivan Avalov, colonel du NKVD.

C’est dans ce bras de fer gigantesque qui s’engage entre Staline et Churchill, les deux alliés-adversaires, que De Gaulle voit pour lui l’occasion d’agir.Henri-Christian Giraud

Commençons par le deuxième étage de la fusée. En quoi consiste-t-il?

Le 24 juin 1941, au lendemain de l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, de Damas où il se trouve en inspection après le terrible conflit franco-français qui a permis aux Britanniques de prendre pratiquement le contrôle de la Syrie, De Gaulle charge par télégramme René Cassin et Maurice Dejean, directeur des Affaires politiques de la France libre, d’engager, malgré «les vices et les crimes(sic)» du régime communiste, des relations officielles avec l’URSS visant à l’échange de délégués militaires.

Il leur demande également de mettre le Foreign Office au courant de leur démarche. Ce qui, comme on le verra, a principalement pour but de lui servir de paravent derrière lequel avancer ses pions vers Moscou dans la prolongation de sa «relation officieuse». En toute ignorance de celle-ci, la direction londonienne obéit à ses instructions mais, pour justifier auprès des divers comités gaullistes son opération de charme envers les Soviétiques, elle se trouve néanmoins contrainte de se livrer à quelques acrobaties intellectuelles destinées à donner à la patrie du bolchevisme dans sa version stalinienne un visage plus avenant.

Ainsi, une circulaire du 1er juillet 1941 n’hésite pas à affirmer que l’«URSS a donné des preuves multiples de ses dispositions pacifiques»,dont le fait qu’elle a «consenti à toute une série d’abandons pour conserver l’amitié allemande» alors que le temps de l’alliance germano-soviétique s’était au contraire caractérisé par une série d’annexions territoriales brutales par Moscou: mainmise sur les trois Etats baltes, sur le tiers de la Pologne et une partie de la Finlande, sur la Bessarabie et la Bucovine du Nord.

Estimant, écrira-t-il plus tard, que la présence de l’URSS dans le camp des Alliés apporte à la France libre, au regard des Anglo-Saxons, un «élément d’équilibre» dont il compte bien se servir, De Gaulle décide d’aller plus loin encore en direction de Staline.

Il est important de restituer le contexte géopolitique. En cet été 1941, les Etats-Unis ne sont pas encore en guerre. Staline conduit la sienne au mieux des intérêts idéologiques et géopolitiques de son pays. Il fait donc pression sur les Britanniques pour obtenir l’ouverture d’un second front à l’ouest, qui soulagerait d’autant ses propres armées. Or Churchill y résiste: alors que le Kremlin souhaite que ce second front s’ouvre le plus à l’ouest possible, dans le nord de la France exactement (c’est ce que demande en juillet 1941 le général Golikov, patron du GRU, le renseignement de l’Armée rouge), le Premier ministre britannique entend plutôt porter le fer dans la région des Balkans, le «ventre mou de l’Europe», selon sa propre expression, afin de limiter autant que faire se peut une éventuelle avancée de l’Armée rouge à travers le continent.

Toute la politique du Britannique s’appuie sur ce principe simple: faire en sorte que le second front constitue, dans un premier temps, un soulagement pour l’URSS (que la Grande-Bretagne a intérêt à voir tenir le plus longtemps possible, sous peine d’avoir de nouveau à affronter, seule, l’Allemagne), mais, dans un temps ultérieur, faire en sorte que ce second front constitue aussi un obstacle à l’impérialisme stalinien tel que le Vojd (le Guide) l’a défini dans sa note publiée par la Pravda du 14 février 1938. Une note qui, comme le précise l’historienne Françoise Thom, laissait présager le volet offensif de la politique soviétique à venir puisqu’il s’agit ni plus ni moins de «communiser l’“environnement capitaliste” de l’URSS aussi loin que possible».

Or, c’est dans ce bras de fer gigantesque qui s’engage entre Staline et Churchill, les deux alliés-adversaires, que De Gaulle voit pour lui l’occasion d’agir.

Comment?

Encore au Levant, le 25 juillet 1941, et à l’insu de son entourage et a fortiori des Anglais, le chef de la France libre charge Géraud Jouve, délégué de la France libre dans les Balkans, de faire passer dans le plus grand secret à Serge Vinogradov, ambassadeur soviétique à Ankara, le message suivant: «Le général De Gaulle m’a entretenu de son désir de nouer des relations directes avec le gouvernement soviétique. Il estime que, dans la conduite de la guerre, pour le présent et pour l’avenir, cela peut être utile.»

L’expression «relations directes» est propre à solliciter l’attention du révolutionnaire qu’est Staline, et le fait que celles-ci doublent secrètement les relations qu’ont engagées officiellement, à Londres, Cassin et Dejean avec Maïski montre qu’il s’agit bien de diplomatie parallèle. Et en effet: «Cette communication étant faite, rapporte Jouve, le général De Gaulle m’avait recommandé, au cas où elle serait favorablement accueillie, de présenter quelques commentaires, dont j’avais d’ailleurs pris note sous sa dictée et auxquels il semblait particulièrement tenir.» Ces commentaires les voici:

«Le général De Gaulle estime que la France et la Russie, qui ont entretenu des relations amicales à travers les siècles et qui ont davantage le sens des réalités européennes, peuvent collaborer utilement au cours de la paix.

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Le général De Gaulle est convaincu que la victoire est assurée et que la participation à la guerre de l’Union soviétique hâtera le terme de la guerre. Il est évident que la Russie et la France, puissances continentales, n’ont pas forcément les mêmes buts et visées de guerre que les puissances anglo-saxonnes, essentiellement maritimes.

Entre la France libre et la Russie, la question des régimes politiques ne doit pas se poser. Au surplus, qui ne voit que cette guerre est une véritable révolution…»

Tirant argument de ce que les intérêts des puissances continentales (France et Union soviétique) sont différents de ceux des puissances maritimes (Grande-Bretagne et Etats-Unis) et du fait que, en tant que puissances européennes, les premières savent mieux que les thalassocraties ce qui convient à l’Europe, De Gaulle propose ainsi à Staline, en ce mois de juillet 1941, un «front commun» de leurs deux pays face aux projets des Anglo-Saxons après la guerre. Pari singulièrement audacieux: si la Russie est évidemment continentale, l’URSS l’est à sa façon – depuis ses débuts, la ligne générale de la politique étrangère soviétique est celle qui mène à la révolution prolétarienne mondiale.

Contrairement à Churchill qui, à cette époque, n’envisage qu’une alliance de circonstance avec l’URSS, limitant son soutien à Staline à une aide économique et militaire et refusant – malgré les pressions soviétiques répétées – toute entente politique qui reviendrait à passer l’éponge sur la trahison du pacte germano-soviétique et à légitimer toutes les conquêtes soviétiques qui ont suivi, c’est-à-dire reconnaître pour l’avenir à l’URSS le droit à un certain nombre de sphères d’influence en Europe, De Gaulle, lui, propose à Staline, à travers cette «relation d’alliance», un accord politique. Proposition qu’il assortit d’un double postulat: 1) celui, d’abord, qu’«entre la France libre et la Russie la question des régimes ne doit pas se poser», ce qui peut équivaloir pour Staline à l’engagement de fermer les yeux sur le caractère naturellement expansionniste et subversif du communisme stalinien ; 2) celui, enfin, de considérer la guerre comme une «véritable révolution».

En employant intentionnellement ce mot propre à tinter agréablement aux oreilles de Staline, De Gaulle semble indiquer au maître du Kremlin qu’il sait – voire qu’il comprend – que les annexions par la force sont, pour ce dernier, le moyen de faire progresser le communisme, comme l’idée en a été popularisée en France le 12 avril 1939, salle Pleyel, par un dirigeant du PCF, Georges Cogniot. Idée brutalement concrétisée par la politique d’annexion stalinienne à partir d’août 1939. En cas de réaction positive de Moscou, De Gaulle a «expressément» recommandé à Jouve de tenir secrète aux Britanniques cette démarche et de lui apporter lui-même la réponse à Beyrouth.

Comment réagit le tout-puissant Staline face à la demande d’un général isolé et démuni?

Il laisse venir. Or, sans attendre, De Gaulle le relance le 2 août mais, cette fois, par la filière officielle en lui faisant demander: «Quel engagement la Russie souhaiterait-elle recevoir de notre part en échange de la reconnaissance de la France libre par le Kremlin?» Faisant suite à la démarche d’Ankara – dont Cassin et Dejean ignorent évidemment tout, comme ils ignoraient déjà la «relation officieuse» -, la question trouve un écho au Kremlin car elle laisse entrevoir de la part d’un «ennemi de classe» disposant de peu d’atouts une certaine disponibilité en matière de gages. D’autant que pour se donner une chance supplémentaire, De Gaulle salue publiquement, le 5 août, la «magnifique résistance des armées et du peuple russes».

Cette fois, Staline réagit. En posant une première condition: le 18 août, il fait savoir par Maïski que De Gaulle doit apporter «ses encouragements aux travailleurs français pour maintenir leur résistance et leur patriotisme». En clair, apporter un soutien public aux communistes français. Ceux-ci étant sommés dans le même temps par le Komintern de déclencher une «guerre de partisans derrière les lignes ennemies», cela revient à impliquer De Gaulle dans la logique de l’insurrection nationale qui vise à enclencher un cycle provocations-répression, et à lui imposer le PCF comme principal interlocuteur en France, donc à poser les prémices d’une alliance entre la France libre et un partenaire largement discrédité par sa conduite passée (le PCF a été dissous pour défaitisme et sabotage par Daladier en septembre 1939 et il a collaboré avec l’occupant allemand durant vingt-deux mois!).

Cette alliance gaullo-communiste finalement établie par le protocole secret du 28 novembre 1942 entre Grenier et Rémy, puis par l’envoi à Londres en janvier 1943 du même Fernand Grenier, se traduira en 1943 par le choix de la «ligne Jean Moulin» contre la «ligne Brossolette».

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C’est-à-dire?

Le grand résistant Pierre Brossolette entendait que la résistance soit dirigée par l’union de personnalités politiques de la Résistance choisies en dehors des partis honnis pour leur responsabilité dans la défaite. Jean Moulin s’est fait au contraire l’agent de la création d’un Conseil national de la Résistance (CNR) qui favorisait le retour des anciens partis, dont le parti communiste réintégré, par ce biais, dans la communauté nationale.

Nous n’en sommes pas là en 1941. Mais Staline, satisfait de la bonne volonté gaulliste, reconnaît la France libre le 26 septembre sans toutefois mentionner la restauration de l’«intégrité» de la France.

Les Anglo-Saxons se doutent-ils de quelque chose?

Peut-être, car De Gaulle cherche aussitôt à les convaincre, par une lettre du 29 septembre 1941 à l’ambassadeur britannique à Washington et à René Pleven, délégué de la France libre aux Etats-Unis, que l’accord intervenu entre lui et Staline n’entraîne, de la part de la France libre, «aucune autre obligation que celle qui résulte des textes publics, à savoir: continuation de la lutte jusqu’à la victoire finale par tous les moyens à notre disposition». L’étroitesse des liens entre la France libre et le Kremlin devient pourtant très vite telle qu’en septembre 1942 – fait proprement ahurissant! – Staline laissera à De Gaulle le soin de rédiger lui-même le texte de la reconnaissance diplomatique de la France combattante par Moscou.

Entre-temps, les gaullistes auront demandé au Kremlin de les aider à établir le contact avec le PCF, et Moscou aura mis comme condition que la France libre se «démocratise»… De son côté, De Gaulle aura déclaré que la France combattante «est l’alliée désignée de la Russie nouvelle»(allusion à l’ode à La Russie nouvelle du très prosoviétique Edouard Herriot en 1922), il aura lié la libération nationale à l’insurrection nationale et souhaité publiquement que le peuple français s’«assemble pour une révolution» ; il aura même envisagé de s’installer en URSS!

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On comprend dès lors que si l’accord officiel du 26 septembre 1941 ne comprenait aucune autre «obligation» que celle de la lutte commune, en revanche, l’entente secrète De Gaulle-Staline en avait généré quelques autres. Elles vont amener De Gaulle à faire cavalier seul en ce qui concerne la question polonaise et celle du lieu d’ouverture du second front. Les deux questions sont d’ailleurs liées.

Outre la condition politique posée par Staline concernant le PCF, votre livre évoque en effet une autre condition, d’ordre stratégique celle-là!

Le jour même de la reconnaissance de la France libre par le Kremlin, Maïski insiste sur la volonté de Staline d’obtenir l’ouverture d’un second front en France même, et De Gaulle se montre aussitôt favorable à ce projet. Au cours de cette même entrevue, il dénonce «en termes virulents» l’incompétence militaire britannique. Est-ce une manière de se démarquer à l’avance du projet churchillien d’un second front dans «le ventre mou de l’Europe»? C’est possible, car, le lendemain, dans le télégramme de remerciement qu’il adresse à Staline, le chef de la France libre écrit que «l’URSS apporte aux peuples aujourd’hui opprimés la certitude de la libération». Malgré les précédents baltes, polonais et finlandais, De Gaulle montre ainsi qu’à ses yeux l’Armée rouge ne saurait être que «libératrice».

Mais les Soviétiques ne se contentent pas de mots ni de déclarations d’intention. Le 27 janvier 1942, quelques jours après que De Gaulle a déclaré publiquement que la «France combattante est l’alliée désignée de la Russie nouvelle», Maïski lui fait savoir que l’intérêt que Moscou lui porte sera désormais proportionnel aux efforts qu’il déploiera pour convaincre les Anglo-Saxons d’ouvrir le second front à l’ouest. Nouvelle pression soviétique le 16 février 1942, cette fois sous la forme d’une note de Bogomolov en forme d’ultimatum: «1) En ce moment, dans la coalition, la Russie est seule à faire la guerre. Elle doit être aidée par ses alliés. Seuls ceux qui l’aideront auront le droit de prendre place parmi les vainqueurs ; 2) La Grande-Bretagne doit créer un nouveau front au printemps à l’ouest de l’Europe. La France doit l’aider. En 1812, c’est grâce aux guérillas espagnoles que les Russes ont battu Napoléon ; 3) Dans la campagne décisive de 1942, la France doit jouer le rôle joué par l’Espagne en 1812. La Yougoslavie déjà lui donne l’exemple. Si elle ne le fait pas, elle sera rayée de la carte des grandes puissances.»

Evoquant ces «instructions» du Kremlin, Palewski écrit dans ses Mémoires qu’elles étaient «sans nuances»«Il s’agissait de faire tuer le plus d’Allemands possible. Le Parti communiste français avait cette mission. Nous devions, quant à nous [les gaullistes], assumer cette tâche d’excitateurs vis-à-vis du pays tout entier.» «Poussés par les Russes»,ainsi que l’écrit sobrement le général Billotte, les dirigeants de la France libre s’efforcent donc, au début de 1942, de convaincre les Anglo-Saxons de la capacité de la Résistance française, «dûment approvisionnée et armée», à perturber la contre-manœuvre allemande qui tenterait de s’opposer aux premières forces alliées de débarquement, et cela dès 1943.

Billotte écrit: «Marshall fut immédiatement séduit par ces propositions, que De Gaulle lui présenta avec toute la force de sa conviction, et, pendant quelque temps, il nous apparut que la libération de la France pourrait commencer en 1943, tant nous savions que Roosevelt suivait toujours les avis militaires de Marshall et tant nous savions que Churchill devrait s’incliner.» Mais, précisément, Churchill refuse de s’incliner et soutient l’idée d’un débarquement en Afrique du Nord, base d’une future offensive balkanique, hantise de Staline qui entend bien mettre la main sur l’Europe centrale et orientale. Voire plus…

C’est là que l’on aborde le troisième étage de la relation gaullo-soviétique?

Précisément. C’est à cette période que prend place une rencontre qui s’inscrit dans le cadre des fameuses «relations directes»: fin août 1942, De Gaulle étant alors de passage à Beyrouth pour contrer les appétits anglais en Syrie et au Liban, Staline dépêche auprès de lui le «résident» du NKVD à Téhéran: le colonel Ivan Avalov, de son vrai nom Ivan Agayants. Polyglotte, outre le persan, le turc, l’espagnol et l’anglais, il parle français couramment et les deux hommes s’entretiennent donc sans témoins.

Deux mots sur Avalov: en 1930, à 19 ans, à la suite de ses deux frères aînés, il a intégré la police politique, la Guépéou, au plus fort moment de la collectivisation forcée. Ce qui témoigne d’un fanatisme communiste à toute épreuve. Parcours sans faute: de 1937 à 1940, il a été l’adjoint du «résident» du NKVD à Paris, puis il a été nommé «résident» du NKVD à Téhéran en novembre 1941. Il y restera jusqu’en 1944. Produit type de la forge stalinienne, Avalov est sans conteste un exemple de ce que les «organes» ont produit de plus performant.

Il prouvera son excellence par la suite: en tant qu’interlocuteur de De Gaulle à Alger en août-septembre 1943, en tant que superviseur chargé de la sécurité des trois grands lors de la conférence de Téhéran en novembre-décembre 1943, en tant que «résident» du KGB à l’ambassade de Paris à partir de septembre 1945 jusqu’en 1950, en tant que conseiller de Chelepine en 1950 pour la réforme du KGB, et enfin, sous son vrai nom d’Agayants et son grade de général, en tant que fondateur et premier dirigeant du fameux département de la Désinformation du KGB où il se signalera personnellement par un certain nombre de «mesures actives» dont la production de faux manuscrits, le montage de l’opération du «silence de Pie XII» et de la campagne «croix gammée» en Allemagne de l’Ouest visant en 1959 à faire croire à la résurrection d’un danger nazi pour, entre autres, torpiller le rapprochement franco-allemand et, accessoirement, diffamer Franz Josef Strauss, ministre de la Défense. Mort en 1968, le général Agayants repose au cimetière de Novodievitchi.

Les archives françaises ignorent totalement cette rencontre de Beyrouth, car De Gaulle n’en a évidemment jamais fait état. Quant aux archives soviétiques concernant le rapport d’Avalov à Molotov, «elles ne sont pas encore déclassifiées (sic)». Najestkine, l’historien du fameux chapitre «De Gaulle ou Giraud?», affirme cependant qu’Avalov «parvint à établir des relations de confiance et de compréhension mutuelle» avec De Gaulle. Ce qui ne va pas de soi compte tenu de ce que l’on sait du caractère naturellement distant et méfiant du Français.

Quelle conclusion en tirez-vous?

Il s’est passé à ce moment-là quelque chose d’important qui relève encore du secret d’Etat. Connaissant Staline, on peut penser qu’en introduisant le «redoutable Avalov» (dixit John Barron, spécialiste du KGB) dans le circuit gaullo-soviétique, il vise à le consolider autant que faire se peut en vue de la bataille qui s’annonce entre alliés à propos de l’affaire du second front, qui fut une guerre dans la guerre. Et ce n’est sans doute pas une coïncidence si, au même moment, Jean Moulin est en rapport avec Harry Robinson du GRU à Paris et Billotte avec Novikov du NKVD à Londres.

Avec le débarquement en Afrique du Nord le 8 novembre 1942, c’est la stratégie de Churchill qui semble l’avoir emporté, puisqu’il va permettre la mobilisation de l’armée d’Afrique, la libération de la Tunisie et de la Corse et la campagne d’Italie, première étape d’une percée alliée dans les Balkans. Apprenant le débarquement, De Gaulle a d’ailleurs eu ce mot, rapporté à la fois par Billotte et Passy: «J’espère que les gens de Vichy vont les foutre à la mer!» Un réflexe de défense intransigeante de l’indépendance nationale, dit-on.

Il est cependant à mettre en balance avec sa propre tentative de débarquement avec les Britanniques à Dakar en 1940, ou en 1941 lors de la guerre fratricide de Syrie… Un mois plus tard, le 4 décembre, De Gaulle clôt d’ailleurs son entretien avec Maïski par ces mots sans équivoque: «J’espère que les Russes seront à Berlin avant les Américains.» Sous-entendu: Moscou peut compter sur moi pour continuer à lutter en faveur de l’ouverture du second front en France. Pour la petite histoire, Jean-Baptiste Duroselle, qui a archivé ce document et en rend compte dans son livre L’Abîme, confie son étonnement devant cette «curieuse conclusion de la conversation». Mais il n’avait pas encore connaissance des archives soviétiques, qui seront publiées plus tard.

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Quoi qu’il en soit, cet espoir gaulliste de voir «les Russes à Berlin avant les Américains» s’oppose directement à la stratégie churchillienne, et aussi à celle du général Giraud, telle que ce dernier l’expose lors de la conférence d’Anfa le 17 janvier 1943: «Primo, libérer l’Afrique. C’est en bonne voie. Ce doit être terminé au printemps de cette année ; ensuite, sans perdre une seconde, occuper les trois grandes îles: Sicile, Sardaigne et Corse. Préparer là une base sérieuse, aérienne surtout, pour l’attaque de l’Europe. Dès qu’on sera prêt, débarquer sur la côte italienne, entre Livourne et Gênes, s’emparer de la vallée du Pô, nettoyer le reste de la péninsule italienne et préparer le débouché en Europe sur l’axe Udine-Vienne, appuyé par une aviation basée sur toute l’Italie. D’un seul coup, on atteint ainsi l’Allemagne en pleine vallée du Danube. On isole les Balkans à droite, la France à gauche, et on devance les Russes à Vienne, ce qui n’est pas négligeable.» Vienne, clé de Berlin.

Le clan des partisans de l’offensive danubienne se renforce donc et Moscou en conçoit de l’inquiétude. D’autant que le choix du débarquement allié en Italie confirme l’attaque générale de la forteresse Europe par le sud. D’autant, aussi, que, sur le terrain, en Italie même, les forces franco-britanniques vont totaliser vingt-cinq divisions sur vingt-sept et que le tandem Giraud-Churchill envisage, parallèlement, un débarquement sur la côte dalmate, en liaison avec la résistance yougoslave non communiste du général Mihailovic, avec qui Giraud a établi le contact dès le 11 novembre 1942. Dès lors, pour Moscou, il s’agit de briser la coalition de ceux qui pensent que «les péninsules italienne et balkanique forment un tout militairement et politiquement» (Churchill), et que, comme le répète le Premier ministre britannique, «c’est pour des raisons politiques que les Soviétiques ne veulent pas d’une action stratégique des Alliés dans les Balkans».

Quel est le rôle d’Avalov dans cette affaire?

Après la création, le 3 juin 1943, du Comité français de la libération nationale (CFLN) par Giraud et De Gaulle à Alger, la contre-offensive soviétique s’organise:

– Le 16 juin 1943, le Kremlin fait savoir à De Gaulle qu’il le soutient dans sa rivalité avec Giraud, puis le 20 juin, il l’avertit que la reconnaissance du CFLN par l’URSS ne se fera qu’au prix de l’élimination de Giraud ;

– Le 7 août 1943, Moscou renouvelle sa pression sur De Gaulle, par le biais de Roger Garreau, délégué de la France libre en URSS, en en précisant clairement la raison: «La capitulation [italienne] entraînerait la chute des satellites et l’occupation des Balkans pendant l’hiver» et, ainsi, «au printemps 1944, les Alliés se trouveraient à pied d’œuvre pour une invasion de l’Allemagne par l’Autriche, alors que l’armée allemande et l’Armée rouge se trouveraient encore aux prises en Pologne». En réponse, le 10 août, De Gaulle fait dire à Staline par Raymond Schmittlein que «les Russes n’ont pas à craindre que lui, De Gaulle, établisse un compromis avec Giraud au prix d’une dégradation des rapports franco-soviétiques car, pour lui, l’amitié franco-soviétique est indéfectible, et qu’il s’en tiendra toujours à cette position».

Mais Staline, chez qui la méfiance est une seconde nature, ne ralentit pas sa pression et, en cette mi-août, ordre est donné à Avalov de gagner Alger en urgence sous la couverture de chef de la délégation chargée du rapatriement des soldats et ressortissants soviétiques en Afrique du Nord, avec pour mission de faire le forcing auprès de De Gaulle. Une mission qui scelle, un an après, presque jour pour jour, leurs retrouvailles. Les archives soviétiques font état de plusieurs entretiens tant avec De Gaulle qu’avec Palewski, et d’autres. Résultat: le 27 septembre 1943, après un nouveau télégramme de Dejean, très en phase avec l’ambassade soviétique à Londres, rappelant que «les Soviets ne verraient pas volontiers que l’effort principal des armées anglo-saxonnes se dirige vers les Balkans», De Gaulle charge Palewski de répondre à Avalov ce même jour: «1) De Gaulle a l’intention de créer un ministère de la Défense auquel Giraud sera subordonné ; 2) De Gaulle est convaincu qu’il réussira rapidement à éloigner Giraud de toute participation au CFLN.»

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Comme il l’a promis aux Soviétiques et grâce au concours de représentants des partis et des syndicats qu’il a introduits au CFLN (comme il les avait introduits auparavant au CNR), De Gaulle évince politiquement Giraud le 11 novembre 1943. Cette éviction politique du coprésident et fondateur du CFLN rend possible son élimination militaire qui survient le 4 avril 1944. Président du CFLN, De Gaulle utilise en effet ce jour-là ses pouvoirs civils pour supprimer, en pleine guerre, le poste de commandant en chef de l’armée française, et placer celle-ci sous les ordres d’Eisenhower, alors même que Giraud vient de réussir à imposer au général Maitland Wilson, commandant en chef du théâtre méditerranéen, le plan d’offensive sur Rome élaboré par Juin, qui va relancer la dynamique alliée, car il donne l’initiative aux troupes françaises, les seules à être parvenues jusqu’ici à percer la ligne Gustav.

Victorieusement mis en œuvre, il permet, le 4 juin, la prise de Rome. Après le débarquement en Normandie, le 6, dont la réussite va rester longtemps incertaine, reprenant à leur compte la conception stratégique de Giraud, les généraux alliés d’Italie, Juin, Clark, Wilson et Alexander, plaident à leur tour en faveur de l’offensive danubienne, plus rapide et plus directe que le débarquement en Provence, prévu pour le 15 août, c’est-à-dire deux mois plus tard! Juin écrit à De Gaulle: «La défaite allemande se lit sur le terrain. Il y a maintenant deux thèses: le débarquement au sud de la France prôné par les Américains, l’exploitation vers le Danube prônée par les Britanniques. Le choix des Français est difficile, il s’agit de ne pas se tromper.» Déjà Churchill a donné l’ordre au 2e corps polonais de s’emparer d’Ancône, sur l’Adriatique, afin d’obtenir de meilleures conditions de ravitaillement et un accès aux vallées de Lombardie. De Gaulle va-t-il l’épauler dans cette partie difficile contre Staline et Roosevelt œuvrant de concert depuis la conférence de Téhéran (28 novembre-1er décembre 1943) à la mise en place du condominium américano-soviétique sur l’Europe?

En décembre 1942, son espoir de voir les Russes à Berlin avant les Américains n’avait que la force d’un souhait. En cette fin de juin 1944, il en va autrement: De Gaulle a les moyens de peser sur le cours des choses en retirant les divisions françaises du front italien et en démantelant le corps expéditionnaire. Or c’est ce qu’il fait aussitôt. Juin lui écrit le 16 juillet: «Fait rare dans l’Histoire, on aura vu une direction de guerre décider de sang-froid que la victoire ne serait pas exploitée. (…) L’Histoire jugera, et elle ne jugera pas sans ironie, en déplorant que le bon sens français n’ait pu se faire entendre au Conseil interallié.» Dans ses Mémoires parus en 1959, Juin n’incrimine plus le «manque de culture militaire» ni la méconnaissance des théâtres d’opérations européens ; il se contente d’évoquer le jugement de l’Histoire: «Et sans doute, conclut-il, a-t-elle déjà jugé, Téhéran ayant conduit à Yalta et tendu le rideau de fer là où nous le voyons aujourd’hui.»

Sur le plan intérieur, à la Libération, quelles furent les répercussions immédiates de cette alliance gaullo-communiste?

Elle aurait dû logiquement avoir un effet modérateur. Mais, le fait est là: la Libération a été marquée par le déchaînement de l’épuration dont le nombre des victimes est discuté, mais oscille entre 12.000 et 40.000. Pierre-Henri Teitgen, le ministre de la Justice de l’époque, a même annoncé le chiffre de 100.000 à la tribune de l’Assemblée nationale en se vantant d’avoir fait mieux que Robespierre. Je pense qu’il s’agissait de sa part d’un effet d’annonce, destiné à répondre aux critiques des communistes, qui accusaient le gouvernement de faiblesse. Même si c’est le cas, cela veut dire à tout le moins que l’on s’enorgueillissait en haut lieu de l’efficacité des épurateurs et de l’ampleur de l’épuration. En somme, c’était pour le nouveau régime un titre de gloire! En marge des procès, des dégradations civiques, des exécutions capitales, s’est déroulée ce que Philippe Bourdrel a nommé à juste titre «l’épuration sauvage», dont on exonère généralement De Gaulle en qui l’on veut voir plutôt celui qui l’a modérée.

Mais en réalité, cette épuration sauvage a une origine que je situe personnellement le 18 septembre 1941: à la radio de Londres, De Gaulle avait explicitement parlé de vengeance. «La France, toute la France, se redresse dans la résistance en attendant qu’elle le fasse dans la vengeance organisée!» Et très vite, la nuance elle-même avait disparu, et le 15 novembre 1941, dans son grand discours à l’Albert Hall, l’orateur avait rappelé sa volonté «de résistance pour la vengeance et de redressement pour la grandeur». Au fur et à mesure du resserrement de l’alliance gaullo-communiste, on avait assisté sur ce point à l’alignement de la France libre sur le PCF, qui visait davantage les Français de Vichy que les Allemands. Le 20 janvier 1942, De Gaulle avait associé la Libération et la vengeance dans une ode à l’Armée rouge: «C’est avec enthousiasme que le peuple français salue les succès et l’ascension du peuple russe. Car la libération et la vengeance deviennent de ce coup pour la France de douces probabilités (sic).»

Il ne s’agissait pas là d’un écart isolé. Car De Gaulle avait persévéré dans ce registre. Dans son discours du 4 juin 1943, à Alger, il avait appelé le peuple français à «se préparer en secret au triomphe et à la vengeance». Puis le 7 août 1943, il avait lancé officiellement la campagne pour l’épuration avec quelques précautions oratoires en disant que «rien ne serait plus lamentable au point de vue de l’avenir français que de faire de l’épuration, qui est une question d’Etat, une question de batailles locales (…) ; l’épuration se fera comme il faut qu’elle se fasse, normalement, par en haut et sous l’autorité et la responsabilité de ceux qui en ont la charge». Mais le lendemain 8 août, il avait balayé toutes réserves dans sa dénonciation de Vichy: «Clemenceau disait: “Le pays connaîtra qu’il est défendu.” Nous disons: “Le pays, un jour, connaîtra qu’il est vengé.”» Or, sur le terrain, cette épuration-vengeance fut l’œuvre des communistes.

Deux puis cinq d’entre eux (dont un ministre d’Etat, Thorez, déserteur en 1939) participent en outre au gouvernement. L’événement est inédit (lors du Front populaire, Blum lui-même leur avait fermé la porte), alors même qu’à l’époque les communistes sont des staliniens pur jus et qu’ils se revendiquent comme tels. Ce qui fera dire à Guy Mollet: «Les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est», et à Blum que le PCF est «un parti nationaliste étranger». Placer une telle bombe dans le dispositif national, c’était le miner et se condamner soi-même à sortir du jeu. En pensant aux communistes, Brossolette avait prévenu De Gaulle: «Si vous ramenez les anciens partis, mon général, ils vous dévoreront.» Dès le 20 janvier 1946, constatant son impuissance, De Gaulle doit jeter l’éponge. Il s’en va après avoir remis en selle les vieux partis discrédités, et introduit pour la première fois les communistes dans l’appareil d’Etat. Le pays en subira longtemps les conséquences, et De Gaulle en paiera lui-même le prix en mai 1968.

Propos recueillis par Michel de Jaeghere

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