Baverez – Guerre en Ukraine : les habits neufs du non-alignement
ÉDITO. De nombreux pays émergents, longtemps non alignés, se rapprochent de la Russie. Un danger majeur pour les démocraties occidentales.

Par Nicolas Baverez
Publié le 27/06/2022 LE POINT
L’invasion de l’Ukraine marque le retour de la guerre en Europe et la confrontation ouverte entre les démocraties et les empires autoritaires. Elle a réveillé l’Occident, qui s’est mobilisé pour soutenir l’Ukraine, sanctionner la Russie et lancer un vaste effort de réarmement à travers l’Otan, que la Suède et la Finlande ont décidé de rejoindre. Mais au réalignement des démocraties répond le non-alignement du Sud, placé sous le signe du désalignement avec l’Ouest.
Face à la nouvelle guerre froide déclenchée par l’invasion de l’Ukraine entre les démocraties et la Russie de Vladimir Poutine adossée à la Chine de Xi Jinping, les pays émergents – y compris quand ils disposent d’institutions libres – ont refusé de prendre parti. Ils ont considéré qu’il s’agissait avant tout d’un conflit européen, quand bien même ses conséquences seraient planétaires.
À l’image de l’Inde, ils se sont systématiquement abstenus à l’ONU et ont choisi de ne pas appliquer les sanctions visant la Russie – position partagée par la Turquie en dépit de son appartenance à l’Otan. Ils pratiquent une diplomatie transactionnelle en fonction de leurs intérêts – ainsi, l’Arabie saoudite a résisté aux pressions des États-Unis pour augmenter la production et faire baisser les prix du pétrole, et l’Inde comme l’Indonésie ont suspendu leurs exportations (blé et de sucre pour la première, huile de palme pour la seconde) afin de sécuriser l’approvisionnement de leur population. Ils dénoncent la crise alimentaire déclenchée par le conflit, qu’ils attribuent aux sanctions internationales et non pas à la dévastation de l’Ukraine et à la fermeture des ports de la mer Noire par Moscou.
Sous le non-alignement pointe ainsi un biais favorable à la Russie. Mise au ban par l’Occident, elle est loin d’être isolée ailleurs, bénéficiant de l’appui de l’Inde et de l’Indonésie, du Brésil et du Mexique, de nombreux pays du Golfe, de l’Afrique du Sud et d’une majorité de pays africains.
Axe Moscou-Pékin
L’agression de l’Ukraine par la Russie au nom de son grand dessein impérial viole frontalement les principes de la souveraineté nationale et de non-ingérence défendus par les non-alignés. Moscou porte aussi une responsabilité directe dans la crise énergétique et alimentaire qui déstabilise de nombreux pays pauvres en Afrique et au Moyen-Orient. Elle a fortement contribué à l’explosion de l’inflation, qui déstabilise l’économie mondiale, fait chuter la croissance des pays du Sud à 3,4 % au mieux en 2022 et ranimé le spectre de la stagflation, synonyme de crise financière pour nombre d’entre eux.
À LIRE AUSSIBaverez – Chine : le grand découplagePourtant, les émergents penchent en faveur de l’axe constitué par Moscou et Pékin et reprennent à leur compte le récit russe qui, contre les faits, explique le recours à la guerre par l’expansion de l’Otan et attribue la crise humanitaire aux sanctions occidentales. Ils partagent, au nom de la détestation de l’ère coloniale, l’objectif de la remise en cause d’un système international jugé trop favorable aux États-Unis et la construction d’un monde postoccidental, y compris à travers la création de sphères d’influence. Ils critiquent l’Occident pour son infidélité aux valeurs dont il se réclame et leur application à géométrie variable. Ils convergent autour du culte des hommes forts et des passions nationalistes, qui créent une solidarité entre Vladimir Poutine, Xi Jinping, Narendra Modi, Jair Bolsonaro, Recep Tayyip Erdogan ou le prince Mohammed ben Salmane.
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La guerre en Ukraine, en cristallisant les transformations du monde du XXIe siècle, acte le changement de nature et de statut du Sud non aligné. Celui-ci devient un acteur géopolitique autonome, dont le rôle est de plus en plus décisif. Le non-alignement est né à Bandung en 1955 en tant que périphérie revendiquant des droits face au cœur du système international, organisé autour des superpuissances de la guerre froide. Les chocs pétroliers des années 1970 furent l’occasion d’affirmer la puissance des producteurs d’énergie et de matières premières face aux pays consommateurs. L’épidémie de Covid-19 puis le conflit ukrainien donnent naissance à un nouveau Sud, qui s’affirme politiquement, revendique son autonomie stratégique et entend peser sur la gestion des problèmes mondiaux, qu’il s’agisse de sécurité, de santé, de commerce, de production des biens essentiels – à commencer par les médicaments et les vaccins – ou de lutte contre le réchauffement climatique. Avec pour ambition ultime de devenir le cœur du monde du XXIe siècle, dont le Nord deviendrait la périphérie.
Un signal d’alerte majeur pour les démocraties
La montée en puissance des non-alignés est la conséquence directe de leur décollage économique. Les émergents, grands bénéficiaires de la mondialisation qui a réduit de plus d’un tiers l’écart de richesse entre le Nord et le Sud, représentent désormais 52 % du PIB mondial. Le commerce Sud-Sud constitue la composante la plus dynamique des échanges, particulièrement en Asie-Pacifique. Au moment où la mondialisation se fragmente, les émergents, qui ont souvent fait preuve d’une grande capacité de résilience face aux chocs, s’adaptent en diversifiant et renforçant les productions locales.
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Dans le même temps, les pays occidentaux ont perdu le contrôle de l’ordre mondial, avec l’enchaînement des guerres perdues – de l’Afghanistan au Sahel –, de la mondialisation du capitalisme avec le krach de 2008, de l’incapacité à assurer la protection de leur population lors de la pandémie de Covid. Le repli des États-Unis et l’impuissance de l’Europe ont ainsi créé un vide stratégique dans lequel se sont engouffrés les empires autoritaires comme les pays du Sud. Non seulement ceux-ci se sont émancipés de leur dépendance envers l’Occident, mais ils lui sont de plus en plus hostiles.
Le soutien apporté par les non-alignés à la Russie à l’occasion de la guerre d’Ukraine constitue un signal d’alerte majeur pour les démocraties, cibles des empires autoritaires. À l’âge de l’histoire universelle et dans un monde devenu authentiquement multipolaire, l’Ouest ne peut pas perdre le Sud, sauf à se mettre en grand danger.
Les démocraties doivent donc intégrer dans leur stratégie de riposte à l’axe formé par Pékin et Moscou une ouverture vers les émergents qui associe une réponse à l’urgence alimentaire et humanitaire, un soutien déterminé à leur développement, un multilatéralisme rénové pour traiter des problèmes planétaires ainsi qu’une réhabilitation des valeurs et des institutions placées sous le signe de la liberté, qui ne se confondent pas avec l’Occident et demeurent le seul moyen de garantir la dignité des hommes.
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