Hantés par le déclassement, ces Français qui pleurent la fin d’un monde

Par Angélique Négroni

Publié  le 20/01/2023 LE FIGARO

Écouter cet article

00:00/09:28

Après le manque de pâtes et de riz au moment de la crise sanitaire, les Français ont découvert que la moutarde manquait dans les rayons des supermarchés au déclenchement de la guerre en Ukraine. SERGE TENANI/Hans Lucas via AFP

ENQUÊTE – Pénuries, inflation, délitement des services publics… Les coups durs et les maux se multiplient pour le pays, provoquant un vif sentiment de déclin dans la population. Un malaise grandissant qui alerte experts et observateurs.

Le sujet s’invite à toutes les tables, dans toutes les bouches. La France va mal, les Français ne voient plus d’horizon, que le ciel sombre des crises. Le sentiment de déclassement, de recul, d’effondrement mine toutes les têtes. «Aujourd’hui, plus rien ne va, à tous les étages», lance ainsi Isabelle, une juriste de 40 ans qui ne se remet pas de l’absence, pendant un temps, de la moutarde dans les rayons des grandes surfaces. Une pénurie qui pourrait paraître anecdotique si elle ne symbolisait pas cette réalité: l’impensable se produit.

Dieu seul le saitNewsletter

Le dimanche

Religions, laïcité, spiritualité, à retrouver dans la lettre de Jean-Marie Guénois.Adresse e-mailS’INSCRIRE

Comment, en effet, imaginer que ce condiment de base allait disparaître des magasins, à l’instar de l’huile et de bien d’autres produits courants? Ces ruptures de stock touchent même le paracétamol! Côté salariés, on le sait, le pays vit un cruel manque de bras parmi les médecins, les enseignants, les serveurs ou encore les infirmiers. Dans cette mauvaise séquence, démarrée avec la crise sanitaire, les signes de délitement s’enchaînent, sans temps mort. Comment, encore, aurait-on pu imaginer manquer d’électricité et être soumis à des mesures inédites? Des classes d’école et des piscines sont fermées, des villes coupent l’éclairage public la nuit, des entreprises éteignent leur chauffage dès le jeudi soir et imposent le télétravail à leurs employés du vendredi au mardi matin. Déjà, cet été, le dérèglement climatique avait distillé l’inquiétude avec ces communes qui, pour la première fois, étaient privées d’eau. Si ce n’est pas la fin du monde, tout ressemble en revanche à la fin d’un monde.

À lire aussi«Il y a eu une forme de déni»: 2022, l’année où la France a frôlé le manque catastrophique d’électricité

«Même si on semble s’éloigner de plus en plus de ce risque, l’annonce de possibles délestages cet hiver à cause du manque d’électricité a été très mal vécue par la population, explique un préfet d’Île-de-France. Elle a provoqué des peurs, des appels affolés de particuliers mais aussi d’entreprises. Pour la première fois, j’ai constaté que les Français prenaient conscience du déclin du pays.» «Notre parc nucléaire en partie hors service a été pour les Français un véritable coup de massue, confirme le politologue Jérôme Fourquet. Ce que l’on croyait acquis disparaît. La moutarde comme le nucléaire! On prend conscience que notre zone de confort, soudain, se rétracte, et cela génère des incertitudes mais aussi une véritable inquiétude.»

Ce malaise prégnant, éprouvé par un grand nombre de Français, est aussi indiscutablement lié à l’affaiblissement des services publics. Une dégradation sensible depuis plusieurs années mais qui, désormais, saute aux yeux. Concernant deux de ses piliers particulièrement affectés – santé et transports -, tous les territoires sont logés à la même enseigne. La province comme la région parisienne sont touchées par ces trains du quotidien qui dysfonctionnent. Autour de Paris, c’est même la Bérézina. «Sur le RER D, des trains directs ont été supprimés pour rejoindre la capitale et des correspondances sont maintenant obligatoires à Corbeil-Essonnes ou Juvisy-sur-Orge. Et comme il y a des retards sur les lignes, les usagers loupent le deuxième RER, qui passe une fois toutes les heures. C’est l’attente interminable pour aller travailler ou rentrer chez soi, décrit Rémi Lavenant, à la tête d’une association d’usagers de la grande couronne. Sur le réseau SNCF d’Île-de-France, ça craque partout mais les gens ne réagissent même plus. Ils sont passés de la colère à l’abattement, pris dans une spirale qui les tire vers le bas . Également conseiller municipal d’une petite commune de l’Essonne, il entend aussi le désarroi des maires. «Pour l’un d’eux, nos enfants vont forcément hériter d’un monde nettement moins bien que le nôtre, et ce constat anéantit le fondement même de son engagement politique.».

«On va finir par verser des bakchichs»

Mais alors que la banlieue souffrait seule dans son coin à ne pouvoir se déplacer convenablement, voilà la capitale prise aussi dans la tourmente. Pour la première fois, le métro parisien se fait attendre. «C’est du jamais vu! Il arrive parfois dans la station au bout de sept minutes, avec des rames bondées, et on ne peut même pas monter. On est obligé d’en laisser passer plusieurs avant de se décider à rentrer coûte que coûte. Bilan, je loupe mon train de banlieue», rage Charlotte, avec en poche son passe Navigo, dont le prix vient d’augmenter. D’ailleurs, à partir de cette semaine, tout se complique un peu plus à Paris et en banlieue: plusieurs lignes sont mises à l’arrêt dès 21 h 30 ou 22 heures pour cause de travaux. De quoi renforcer cette impression de déclin.

Quant au domaine de la santé, la cadence des urgences qui ferment çà et là, faute de moyens, sur tout le territoire, a pris une tournure inquiétante depuis la fin de la crise sanitaire. La quête désespérée de généralistes, elle, lancée depuis des années déjà, reste peu fructueuse.«Pour mon fils, on me proposait un rendez-vous chez le dentiste dans un an!», s’indigne Jonathan, un professionnel de l’automobile, qui vit dans les Côtes-d’Armor. Comme d’autres, il a fait jouer le réseau de ses relations pour débloquer un rendez-vous. «Bientôt, comme dans certains pays, on va finir par verser des bakchichs pour arracher une simple consultation», peste-t-il. Une fois de plus, Paris n’est plus épargnée. Le désert médical qui s’était arrêté à ses portes s’est désormais répandu sur son territoire.

Ce que l’on croyait acquis disparaît. La moutarde comme le nucléaire! On prend conscience que notre zone de confort, soudain, se rétracte, et cela génère des incertitudes mais aussi une véritable inquiétudeJérôme Fourquet, politologue

Mais entre le manque criant de personnel et le recours à tous crins à internet, bien d’autres services publics sont grippés et deviennent inaccessibles. Contester une amende routière, par exemple, par les procédures dématérialisées, est devenu proprement kafkaïen. Pour envoyer une lettre prioritaire, il faut depuis le début de cette année se faire aider à La Poste par un conseiller clientèle! «Et ne parlons pas du renouvellement des pièces d’identité. Auparavant, ces formalités étaient simples et se faisaient dans des délais raisonnables. Maintenant, pour obtenir un rendez-vous et accomplir les premières démarches sur internet, c’est devenu un enfer», fulmine Tania. L’attente est longue pour obtenir un premier rendez-vous, que l’on peut vous fixer dans une mairie à 60 km de chez vous, et elle l’est tout autant pour ensuite les récupérer… «Entre un et trois mois», lâche une employée d’une des mairies des Hauts-de-Seine. Quant à la «fabrication des documents, ils ne mettent pas assez de monde, alors ça rame!». «On a vraiment le sentiment d’être dans un pays du quart-monde», se désole Tania.

Les commentaires de Jérôme Fourquet n’ont rien de réconfortant: «En réalité, cela dysfonctionne partout et parfois depuis longtemps, observe-t-il. Cela fait notamment des années que la France décroche dans le domaine de l’éducation. Mais, pendant longtemps, il y a eu un véritable déni.» Mais certains événements ont contraint la France à reconnaître qu’elle dévissait. «Parmi ces électrochocs, l’impuissance de nos laboratoires à sortir un vaccin anti-Covid lors de la crise sanitaire. Nous, le pays de Pasteur et de Sanofi! Cela reste aujourd’hui une véritable blessure d’orgueil national», relève le politologue. Une mortification d’autant plus grande que, dit-il, «notre pays n’admet pas qu’il joue désormais en deuxième division alors qu’il se targue toujours d’être une grande puissance. Dès qu’il y a une crise dans le monde, il veut jouer un rôle! Seulement, on n’est plus dans le “game”». Ce que les Français commencent à comprendre à leurs dépens…

Laisser un commentaire