Eugénie Bastié: «Et maintenant, ils veulent déboulonner Albert Camus»

Par Eugénie Bastié

27 septembre 2023. LE FIGARO

Telle est la loi de l’intersectionnalité: le mâle blanc hétérosexuel est un monstre protéiforme. Voilà ce qui ressort du dernier essai de l’universitaire américain Olivier Gloag, Oublier Camus.  Le Figaro

CHRONIQUE- Dans Oublier Camus (La Fabrique), Olivier Gloag prétend démythifier l’auteur de L’Étranger. Il serait colonialiste, raciste, machiste et munichois. Un livre purement à charge où la littérature est absente et l’idéologie omniprésente.

Déboulonneur de statues : voilà un métier en tension dont on parle peu. Pourtant, dans les facs anglo-saxonnes, il n’est pas de situation plus enviable. Faire chuter les DWEMs («Dead White European Males», pour «Mâles européens blanc et morts») de leurs piédestaux est devenu un département à part entière de la recherche occidentale. La littérature y est enseignée comme une branche des «postcolonial studies» . Olivier Gloag, professeur à l’université de Caroline du Nord, fait partie de cette espèce qui a de commun avec les virologues de se faire spécialistes d’un sujet qu’on a pour ambition de détruire. «Oublier Camus» : tel est son programme. Et on ne parle pas de Renaud, mais bien d’Albert.

On ouvrait cependant ce livre, sinon avec bienveillance, du moins avec curiosité. Il y a en effet quelque chose d’agaçant dans le consensus mou autour d’Albert Camus, une sorte de confort intellectuel, de culte du juste milieu, où l’injonction à la nuance masque parfois une tentation de la dérobade. Mais l’auteur ne se livre pas, dans un esprit de libre examen, à une mise à l’épreuve des contradictions de Camus. Il mêle procès d’intention, citations tronquées, malhonnêteté intellectuelle la plus crasse pour dénaturer sa vie et son œuvre.

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Il ne reproche pas à Camus de ne pas avoir été anticolonialiste. C’est vrai, Camus a cru et plaidé jusqu’à la fin de sa vie contre l’indépendance de l’Algérie qu’il jugeait insupportable. Il lui reproche d’avoir été un colonialiste forcené. Ses reportages sur la misère en Kabylie ? Habillage humanitaire destiné à montrer qu’il pourrait exister un «colonialisme à visage humain». L’Étranger ? Un chef-d’œuvre de racisme qui nie l’existence même des Arabes. La Peste ? Un roman dont la métaphore n’est pas l’Occupation allemande mais la peur du basculement démographique en Algérie. L’Homme révolté ? Un texte «fondamentalement réactionnaire» parce qu’il cible principalement le communisme. La Chute ? Un plagiat hanté par le ressentiment envers Sartre. Le Premier Homme ? Un livre de propagande, «le roman d’un écrivain colonial».

Substitution de pensée

Prenons un exemple parmi d’autres de la malhonnêteté intellectuelle de l’auteur. P 87 de son livre, il met en exergue de son chapitre cette phrase de Jean Grenier, très proche ami de Camus qui rapporte une conversation qu’il a eue avec lui : «Pourquoi ne choisissez-vous pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie, puisque vous êtes maintenant à même d’acheter une résidence de votre choix et que vous êtes si attaché à votre pays. Il me répondit, d’un air contraint : c’est parce qu’il y a les Arabes».

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Olivier Gloag coupe sciemment la phrase après «Arabes». Il ne cite pas la suite : «ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence, mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés.» Il substitue donc sciemment à la délicatesse de Camus sa propre interprétation raciste. Il ose écrire, sans doute pour vanter la largesse d’esprit de la dictature algérienne, que «Camus est enseigné en Algérie» alors que la propagande algérienne l’a banni des mémoires.

La phrase originale: «Pourquoi ne choisissez-vous pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie, puisque vous êtes maintenant à même d’acheter une résidence de votre choix et que vous êtes si attaché à votre pays ? », il me répondit, d’un air contraint: « C’est parce qu’il y a les Arabes », ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés»

Gloag pense qu’à travers la glorification de Camus, c’est le dénigrement de Sartre qui est à l’œuvre. Lui démythifie Camus pour mieux mythifier Sartre. Camus est guindé, désuet, plagiaire, banal. Sartre est drôle, érudit, fin, percutant. On manque de s’étouffer quand on lit sous la plume de M. Gloag, qui n’est pas plus historien que critique littéraire, que Sartre aurait été un «intellectuel résistant» de la première heure, tandis que Camus aurait été munichois, pacifiste et attentiste.

Pourquoi, lui qui aime tant les citations décontextualisées quand il s’agit de Camus, ne rappelle-t-il pas celle de Sartre : «Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande» (Camus n’aurait jamais osé écrire «Jamais nous n’avons été aussi libres que sous la colonisation») ? Pourquoi ne rappelle-t-il pas que Sartre a pris la place d’un professeur juif au lycée Condorcet en 1941 ?Camus n’a pas choisi de naître en Algérie. Ses ancêtres y avaient migré plus d’un siècle avant qu’il n’écrive ses premiers textes. Il a aimé avec passion cette terre qui lui a donné l’éclat du soleil et de la mer, ses nuits parfumées et étoilées. Il a été déchiré toute sa vie entre son souci de justice et l’attachement à ses racines

Sartre a beau jeu d’écrire, pour critiquer Le mythe de Sisyphe, que «l’absurdité de notre condition n’est pas la même à Passy et à Billancourt». Le rapport à la colonisation n’est pas le même qu’on soit né dans une famille bourgeoise du XVIe arrondissement comme Sartre ou dans une famille pauvre pied-noir d’Alger. Camus n’a pas choisi de naître en Algérie. Ses ancêtres y avaient migré plus d’un siècle avant qu’il n’écrive ses premiers textes. Il a aimé avec passion cette terre qui lui a donné l’éclat du soleil et de la mer, ses nuits parfumées et étoilées. Il a été déchiré toute sa vie entre son souci de justice et l’attachement à ses racines.

Oui, il a préféré sa mère à la violence aveugle qui fait avancer la révolution. Choses ridicules pour M. Gloag pour qui les sensations et les attachements ne sont rien au regard de la roue hégélienne de l’histoire. Que peut comprendre un existentialiste sartrien au geste de Jacques Cormery, double de Camus dans Le Premier homme, qui s’incline devant la tombe de son père, mort plus jeune que lui ?Un homme ne peut pas avoir tous les défauts… et bien Camus si ! Comme s’il ne suffisait pas de peindre Camus en colon, il faut aussi rappeler qu’il fut un abominable macho. Après tout telle est la loi de l’intersectionnalité : le mâle blanc hétérosexuel est un monstre protéiforme.

Last but not least. Un homme ne peut pas avoir tous les défauts… et bien Camus si ! Comme s’il ne suffisait pas de le peindre en colon, il faut aussi rappeler qu’il fut un abominable macho. Après tout, telle est la loi de l’intersectionnalité : le mâle blanc hétérosexuel est un monstre protéiforme. Jaloux maladif, il a un rapport «adversatif» aux femmes qui témoigne d’un ressentiment larvé. Il opprime Maria Casarès. C’est vrai que Sartre, qui partageait ses objets sexuels avec Beauvoir, était un saint féministe.

Logique circulaire

On sait ce que nous répondra l’auteur s’il lit ces lignes : que Le Figaro critique son livre est bien la preuve que Camus était de droite ! En vertu de la logique circulaire qui anime le postcolonialisme, tout ce qui peut lui être argumenté est en réalité une démonstration de sa vérité suprême : plus la France fait de Camus une icône humaniste et antiraciste, plus elle démontre qu’elle «n’a jamais fait son tournant anticolonialiste». Oui, et c’est tant mieux : si Camus triomphe en France, c’est que la France reste attachée à l’universalisme républicain, qui, malgré tous ses défauts est une fiction plus constructive que la fiction identitaire postcoloniale.

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Tout ce qui est excessif est insignifiant, dira-t-on. Pourtant, ce livre est significatif de ce qu’Alain Finkielkraut appelle l’« après-littérature », ce monde où l’idéologie triomphe du particulier. Car c’est bien la littérature qui est absente de cet essai où l’écrivain tourmenté est réduit au militant de la colonisation.

Rassurons tout de même. N’en déplaise aux greffiers du ressentiment qui peuplent les universités américaines, nous ne déboulonnerons pas Camus. Nous n’effacerons pas ses soifs et ses déchirements, ses fidélités et ses scrupules, son amour de la beauté et sa nostalgie de l’enfance, et le balancement entre le soleil et la tragédie qui berce son œuvre. Nous n’oublierons pas Camus. En revanche, nous avons déjà oublié M. Gloag.

Oublier Camus, La Fabrique, 155p, 15 euros  La Fabrique


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