Jean-Pierre Le Goff: «La fuite en avant sociétale met directement en jeu la condition humaine»

Par Vincent Trémolet de Villers. LE FIGARO

10 mars 2024

GRAND ENTRETIEN – Après l’inscription de la liberté de recourir à l’IVG dans la Constitution, la présentation prochaine de la loi sur la fin de vie participe de l’accélération des réformes sociétales en France, analyse le sociologue.

Jean-Pierre Le Goff est sociologue et philosophe. Dernier ouvrage paru, «Mes Années folles. Révolte et nihilisme du peuple adolescent après Mai68» (Stock/Robert Laffont, 2023).


LE FIGARO. – Lundi dernier, le Congrès a voté l’inscription de la liberté garantie d’avoir recours à l’IVG dans la Constitution. Journée célébrée comme historique et restaurant la vocation universelle de la France. Faut-il donner une telle dimension à l’événement ?

Jean-Pierre LE GOFF. – L’avortement n’est pas menacé en France comme il peut l’être aux États-Unis ; la loi Veil est un acquis que seuls quelques ultras minoritaires remettent en question. On a eu affaire à une exaltation émotionnelle et à un vote solennel qui ne changent pas la réalité de la loi déjà existante sur l’avortement, mais a donné l’impression à certains députés et sénateurs réunis en Congrès à Versailles de vivre un grand moment historique dans l’entre-soi, avec en arrière-fond l’imaginaire de la Révolution française et son adresse à tous les peuples du monde.

Dans un pays qui a le plus grand mal à savoir d’où il vient et où il va, on se drape dans les habits du passé et on se relie à l’histoire sur un mode sentimental et cérémoniel. L’inscription de l’IVG dans la Constitutionn’y a pas échappé. On a rejoué de façon ostentatoire une bataille qui a déjà eu lieu dans les années 1970 et a abouti aux acquis de la loi Veil. Cette inscription a pu apparaître à certains comme un « moment fort » de type fusionnel en contrepoint d’un pays désorienté et désuni.

À lire aussi«IVG : la révision constitutionnelle pourrait avoir des effets juridiques délétères»

À cette occasion, les représentants du gauchisme culturel ont été remis sur le devant de la scène et ont donné libre cours à leurs invectives habituelles : s’opposer à l’inscription de l’avortement dans la Constitution serait s’opposer par principe à l’avortement, à l’émancipation des femmes, à la marche de l’histoire vers toujours plus de progrès…

Comment résister à ce grand méli-mélo émotionnel et militant ? Sans compter qu’on peut vite se faire traiter de « réac » non seulement dans les médias et les réseaux sociaux, mais par ses collègues de travail, ses amis et ses enfants, qui baignent dans le nouvel air du temps. Comme me le disait un ami intellectuel : « Dans ces affaires-là, il n’y a que des coups à prendre. » On peut en déduire qu’il vaut mieux ne pas s’y risquer, surtout quand on tient à garder une image de progressiste de bon ton. Le courage n’est pas toujours au rendez-vous, notamment quand il s’agit de questions sociétales.

Le projet de loi fin de vie doit être examiné avant l’été. Diriez-vous que le rythme des évolutions sociétales s’accélère ?

Force est de constater que dans ce domaine, comme dans d’autres, on pratique la fuite en avant. Rien ne semble devoir échapper à l’activisme des militants et des réformateurs sociétaux. La filiation a déjà été chamboulée, une nouvelle étape est franchie et non des moindres : elle concerne notre rapport à la finitude avec la possibilité dans certains cas de mettre fin à ses jours avec l’aide de l’État. À chaque loi sociétale, on nous dit qu’on a pris soin de mettre des garde-fous et qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter ; à chaque fois, on proclame la victoire du progrès, de l’émancipation, de l’égalité… Ou, plus platement, on fait entendre aux plus réticents que « la France est en retard », qu’il s’agit d’une évolution inéluctable à laquelle il paraît vain de s’opposer, en se référant aux sondages comme aux fondements du bien-penser.

À lire aussi«Promouvoir une fin de vie libre et choisie» : le lobbying de la mutuelle MGEN pour l’aide active à mourir auprès des députés

Reste que le rapport à la mort est une situation des plus intimes qui ouvre des questions éthiques, métaphysiques et religieuses que l’on ne saurait évacuer. On peut se poser légitiment la question : pourquoi la politique, l’État et les élus devraient-ils à tout prix s’en mêler au risque de jouer les démiurges ? Pourquoi faudrait-il que l’État réponde positivement à une demande de mort comme à un problème de santé publique ?

Ce n’est pas seulement l’abrogation de la souffrance individuelle dont il est question, mais l’idée d’en finir au plus vite face à une image dégradée de soi-même et à la mort qui nous attendJean-Pierre Le Goff

Le sociétal compte-t-il plus aujourd’hui que le social ?

On aurait plutôt tendance à rabattre tout sur le même plan dans une logique de « droits créances » qui n’a pas de fin. Les lois sociétales peuvent d’autre part apparaître comme des opérations de diversion par rapport aux problèmes du pouvoir d’achat, de l’insécurité, de l’immigration, de la guerre en Ukraine et de la situation géopolitique… Mais les lois sociétales ne sont pas du même ordre. La fuite en avant dans ce domaine est d’autant plus problématique qu’elle ne concerne pas seulement le politique, l’économique, le social, mais elle met directement en jeu la condition humaine. En ce sens, les lois sociétales ne peuvent être réduites à de la diversion et à de la communication, même si ces aspects sont bien présents. Elles engagent des conceptions anthropologiques et philosophiques qui témoignent des valeurs et de l’état non seulement d’une société mais d’une civilisation.

Que répondez-vous à ceux qui font valoir la nécessité de mettre fin à la souffrance ?

L’émotion légitime face à la souffrance risque une nouvelle fois d’embrouiller tout. La prise en charge de la douleur et de la souffrance implique le développement des soins palliatifs en termes non seulement de moyens et d’organisation, mais aussi de la qualité de la relation thérapeutique et humaine face à la souffrance et à l’épreuve de la mort. L’expérience vécue et les témoignages des personnels des soins palliatifs dont on ne fait pas grand cas le montrent : la nature de cette relation est déterminante dans le désir d’en finir au plus vite avec la vie ou de demeurer vivant jusqu’au bout.

À lire aussiJean-Louis Touraine: «Le choix en fin de vie appartient aux soignés et non aux soignants»

Le refus de l’acharnement thérapeutique est d’autre part reconnu par la loi. Face à une situation de souffrance vécue comme insupportable, alors que le décès est imminent et inévitable, la loi prévoit la « sédation profonde et continue jusqu’au décès ». Pourquoi faudrait-il aller plus loin ?

Comme l’ont souligné les soignants qui accompagnent des patients en fin de vie : « La demande de choisir sa mort est très fluctuante et dépendante de l’apaisement des souffrances physiques et psychologiques.» La prise en compte des cas limites relève, à mes yeux, d’une relation interpersonnelle libre et autonome où l’État n’a pas sa place.

Si, sous une forme ou sous une autre, la « mort médicalement administrée » devait être inscrite dans la loi, il en résulterait des effets délétères dans le système de santé comme dans l’ensemble de la société. Cette loi bouleverserait l’éthique et la pratique médicale, déstabiliserait les équipes de soin dans un système hospitalier déjà mal en point, diviserait un peu plus le pays. Qu’on le veuille ou non, elle ferait pression sur nombre de personnes âgées et esseulées qui auraient le sentiment d’être inutiles et d’être un fardeau coûteux dans une société obnubilée par l’économie et la performance.

Pour certains partisans de l’euthanasie et du suicide assisté, la loi devrait tout bonnement permettre d’« émanciper notre mort ». Cette formulation me paraît absurde, mais n’en témoigne pas moins d’une volonté d’autonomie et de maîtrise érigées en absolus qui refuse les limites de la condition humaineJean-Pierre Le Goff

Ce n’est pas tant le soulagement de la souffrance individuelle qui est ici en question mais le rapport qu’une société entretient avec les personnes âgées les plus fragiles et les plus faibles. Le slogan « mourir dans la dignité » des partisans de l’euthanasie ou du suicide assisté laisse supposer en contrepoint qu’il y aurait des morts indignes. La souffrance, la dégradation physique et psychologique qu’on doit à tout prix s’efforcer de soulager seraient-elles devenues synonymes d’indignité ?

En fait, le rapport à l’autre souffrant et proche de la mort n’a rien d’évident. La compassion peut aller de pair avec une relation angoissée à soi-même à la vue de cet être affaibli et agonisant qui nous renvoie l’image d’une situation insupportable à laquelle nous voudrions à tout prix échapper. Mais que savons-nous au juste de la façon dont l’autre vit une telle situation ? Anticiper un état dégradé en étant encore en bonne santé, n’est-ce pas préjuger de notre réaction face à une situation limite qui nous confronte à l’indicible ?

Pensez-vous que notre société a peur de la mort au point de vouloir la dissimuler ?

Cette volonté d’évacuer la mort ne date pas d’aujourd’hui. Philippe Ariès a bien montré comment, au terme d’une évolution longue de plusieurs siècles, les sociétés modernes ont refoulé la mort de la vie quotidienne, et cette évolution s’est accompagnée de la disparition des rites ancestraux inhérents au deuil et qui maintenaient les liens collectifs. L’allongement de la durée de vie et l’affairement dans une société qui recule de plus en plus les limites du possible ont accentué ce refoulement ; le jeunisme et le culte de la performance sans faille ont développé un univers mental qui met la faiblesse et la finitude hors de son champ.

La façon dont la mort revient aujourd’hui dans le débat public ne me paraît pas rompre fondamentalement avec cette situation. La demande de mort n’a rien de transparent. Ce n’est pas seulement l’abrogation de la souffrance individuelle dont il est question, mais l’idée d’en finir au plus vite face à une image dégradée de soi-même et à la mort qui nous attend.

À lire aussiÉlisabeth de Courrèges: «La fin de vie est un temps du possible»

À la limite, pour l’individu narcissique contemporain, il faudrait pouvoir mourir en bonne santé en restant maître et souverain y compris de sa propre mort. Pour certains partisans de l’euthanasie et du suicide assisté, la loi devrait tout bonnement permettre d’« émanciper notre mort ». Cette formulation me paraît absurde, mais n’en témoigne pas moins d’une volonté d’autonomie et de maîtrise érigées en absolus qui refuse les limites de la condition humaine.

Celle-ci n’est pas soumise à notre volonté et maniable à loisir comme si elle était un simple objet à notre disposition. Les connaissances scientifiques, pour utiles qu’elles soient, ne suffisent pas pour en rendre compte. La vie humaine éprouvée dans sa dimension intérieure et relationnelle me paraît demeurer un mystère qui est partie essentielle de la dignité de l’être humain, y compris dans les moments de fin de vie les plus tragiques et les plus difficiles à affronter. C’est cette dimension-là que tend à ignorer une société où règne le culte de l’ego et du perpétuel gagnant.

Avec la possibilité de la mort médicalement administrée, l’exécutif ouvre une boîte de Pandore. Ce qui n’empêchera pas ses partisans de nous affirmer une nouvelle fois qu’ils ont tout prévu pour éviter les dérives et que cette « avancée législative » a tout d’un progrèsJean-Pierre Le Goff

Jérôme Fourquet parle de dislocation des matrices catholiques et républicaines. Est-ce la cause ou l’une des causes de ces évolutions anthropologiques ?

L’éducation catholique a pu verser dans le refus des plaisirs et le dolorisme, mais elle n’évacuait pas le tragique, la souffrance et la mort de notre horizon, sans que ceux-ci aient pour autant le dernier mot. Dans le secondaire, l’enseignement des humanités par l’étude des textes anciens et classiques permettait la connaissance d’une sagesse qui intégrait pleinement la réflexion sur la souffrance et la mort. Qu’en est-il aujourd’hui ?

À lire aussiMgr Vincent Jordy: «L’euthanasie, ultime avatar de la décivilisation»

En plus d’un demi-siècle, le tissu éducatif chrétien et républicain a été profondément bouleversé C’est sur ce terrain largement déculturé qu’ont été élevées et éduquées les nouvelles générations. La rupture opérée dans la transmission a laissé un champ de ruines et débouché sur un individualisme radical et autocentré qui considère l’État comme un prestataire de services dans une logique indéfinie de « droits à… ». La demande d’euthanasie ou du suicide assisté ne répond pas seulement à une demande d’abrogation de la souffrance, elle me paraît participer de cette nouvelle donne anthropologique individuelle et sociale.

Comment caractériser l’attitude du politique dans ce projet de loi sur la fin de vie ?

Face à un tel sujet, le « en même temps » et le désir de plaire à tout le monde montrent particulièrement leur inanité. Avec la possibilité de la mort médicalement administrée, l’exécutif ouvre une boîte de Pandore. Ce qui n’empêchera pas ses partisans de nous affirmer une nouvelle fois qu’ils ont tout prévu pour éviter les dérives et que cette « avancée législative » a tout d’un progrès. On peut au contraire y voir une forme de nihilisme désormais présent au sein même de l’État.

Laisser un commentaire