Le Conseil constitutionnel ou la menace d’un « gouvernement des juges »

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TRIBUNE. Le Conseil constitutionnel, initialement conçu pour limiter le pouvoir législatif et soutenir l’exécutif, s’est éloigné de sa mission originelle pour devenir un véritable arbitre des débats politiques et sociétaux, regrette le professeur émérite de droit public Anne-Marie Le Pourhiet.

Anne-Marie Le Pourhiet 22/04/2024 LE JDD

Le Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel. HOUPLINE-RENARD/SIPA / © HOUPLINE-RENARD/SIPA

La question des pouvoirs du Conseil constitutionnel est complexe car il convient, pour les mesurer, de distinguer les pouvoirs originaires qui lui ont été attribués par la Constitution gaullienne du 4 octobre 1958, et ceux dont il s’est ensuite emparé, soit de façon prétorienne et spontanée, soit grâce à des révisions constitutionnelles ultérieures.

Le résultat de cette évolution est que le Conseil n’est plus du tout ce que les pères de la Constitution avaient souhaité en faire. Le « gouvernement des juges », qu’ils voulaient surtout éviter, s’est bel et bien déployé, juste après la disparition du général de Gaulle qui coïncide elle-même avec le changement de société amorcé en mai 1968.

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Les constituants de 1958 ont conçu le Conseil comme un « canon braqué sur le Parlement », destiné à défendre les prérogatives constitutionnelles de l’exécutif contre les tentatives d’empiètement des assemblées. L’idée était simple : il s’agissait d’en faire l’auxiliaire du pouvoir exécutif pour empêcher le Parlement de tenter de récupérer la toute-puissance toxique acquise sous les régimes précédents. Le Conseil devait exclusivement servir la « rationalisation parlementaire » imaginée par Michel Debré pour contenir les assemblées dans leur « corset » constitutionnel au moyen d’une ingénierie astucieuse munie de solides verrous.

Ce sont donc exclusivement les règles de compétence et de procédure parlementaires dont le Conseil devait assurer le respect, tandis que lui était aussi confié tout le contentieux électoral et référendaire national. En revanche, il n’était absolument pas question que le Conseil constitutionnel contrôle le contenu des lois, c’est-à-dire les choix politiques de l’exécutif approuvés par le Parlement. Il fut admis durant les débats constitutionnels que les textes mentionnés au préambule de la Constitution étaient de pures références philosophiques sans valeur normative.

Le Conseil devait exclusivement servir la « rationalisation parlementaire »

Les articles de la Constitution de 1958 sont, en effet, précédés d’un bref préambule disposant que « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 […] ». Aucun de ces textes, très vagues et généraux, n’a été rédigé en vue d’être invoqué devant un juge quelconque, a fortiori pour exercer un contrôle du contenu des lois, aussi impensable en 1789 qu’en 1946 ou 1958.

La Déclaration de 1789 est un texte purement libéral qui ne proclame, dans la tradition des Lumières, que des droits libertés individuels et renvoie à la loi, expression de la volonté générale, le soin de concilier les libertés de chacun avec l’intérêt général d’une part et les libertés d’autrui d’autre part. Le préambule de la Constitution de 1946, d’inspiration plus « socialiste » est rédigé en des termes si généraux et utopiques, que l’on ne peut y déceler sérieusement des énoncés normatifs.

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Or, c’est justement contre la volonté explicite des constituants de 1958 que le Conseil a cependant décidé, en juillet 1971, de conférer à ces textes une valeur juridique, dans ce qui fût plus tard qualifié de « coup d’État de droit ». Le Conseil se dotait ainsi du pouvoir exorbitant de contrôler la conformité des choix du législateur à des textes dont l’un se borne à confier à la loi seule le soin de concilier l’ordre et la liberté et l’autre se perd en considérations généreuses et utopiques, sans se soucier du principe cardinal du consentement démocratique à l’impôt et aux dépenses publiques.

Ce coup d’État jurisprudentiel a cependant été rétroactivement validé par la révision « Giscard » de 1974 étendant la saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, c’est-à-dire à l’opposition, tandis que la révision « Sarkozy » de 2008 sur la QPC a étendu à tout justiciable la possibilité de se plaindre qu’une disposition législative porte atteinte à l’un des droits mentionnés dans les textes. Elle a également instauré un contrôle a priori sur la conformité à la Constitution des propositions de loi que des parlementaires et des citoyens veulent soumettre au référendum (RIP).

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Cette « révolution » du contrôle de constitutionnalité a été de pair avec le développement tentaculaire du droit européen supranational. Et comme les textes européens sur les droits et les valeurs ne sont guère plus précis que le préambule de la Constitution, ce sont désormais tous les juges nationaux et européens qui disposent d’un pouvoir discrétionnaire pour valider ou retoquer les choix politiques du législateur en fonction de leur bon plaisir.

Le Conseil finit en arbitre des égoïsmes sociétaux

Mais sous cette mutation des pouvoirs se cache plus profondément une révolution plus « culturelle » des mentalités et des hiérarchies. La constitution gaullienne était césariste, verticale et assurait fermement la primauté du tout sur les parties, de l’intérêt général sur les intérêts individuels et corporatistes, dans la plus pure tradition étatiste, républicaine et unitaire française.

Or, cette unité, cette hiérarchie et donc cette autorité légitime, contestées en mai 1968, se sont précisément aplaties depuis devant le triomphe des droits individuels et communautaires qui ont envahi les prétoires de toutes les juridictions, y compris celui du Conseil constitutionnel. Conçu au service d’un État « en marche », le Conseil finit en arbitre des égoïsmes sociétaux et des féodalités, manipulé comme les autres juges par des organisations militantes et des officines juridiques qui le transforment en centrifugeuse de « droits ».

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La décision du 11 avril 2024 sur la proposition de RIP relative aux prestations sociales des étrangers illustre parfaitement cette errance juridictionnelle. Le Conseil constitutionnel s’y empêtre dans des affirmations contradictoires, incapable d’articuler l’Internationale du genre humain inspirant le préambule de 1946 avec l’égalité des seuls citoyens mentionnée dans la Déclaration de 1789 et l’article 1er de la Constitution de 1958. Mais l’influence des ONG et d’une partie très militante de la doctrine juridique est évidente, comme l’a déjà montré la décision du Conseil de 2018 censurant l’incrimination de l’aide au séjour irrégulier au nom d’un « principe » de fraternité universelle inventé de toutes pièces.

Le remède à ces dérives pourrait passer par une correction et une précision des dispositions constitutionnelles les plus floues qui ouvrent la porte à l’appréciation discrétionnaire des juges. Une réécriture de certaines dispositions s’impose. L’on pourrait même envisager la suppression pure et simple de la référence au préambule de 1946, dont la rédaction lyrique embarrasse finalement tout le monde.

Seule la belle définition du droit d’asile est sans doute à conserver et à déplacer. Des retouches sont aussi à apporter sur le contrôle a priori du contenu des référendums et, comme on a pu le voir récemment, sur le droit d’amendement des parlementaires.

Le politique a davantage conforté l’extension du pouvoir qu’il n’a cherché à l’encadrer

Mais il faut reconnaître que, jusqu’à présent, le pouvoir politique a davantage conforté l’extension du pouvoir des juges qu’il n’a cherché à l’encadrer. Le consentement du pouvoir politique national à sa propre dépossession est stupéfiant. Le chancelier de Maupeou affirmait autrefois : « Si le roi veut perdre sa couronne, il en est le maître ». Cela n’est en principe pas transposable à la démocratie, les représentants de la nation n’ayant pas le droit d’abdiquer le mandat dont ils sont investis.

Plus que d’une réforme institutionnelle, c’est encore une fois d’un changement de mentalité dont la société française a besoin pour que cesse cet encombrement des prétoires et des hémicycles par des procéduriers hystériques qui ont troqué le civisme contre une mentalité de créanciers ne voyant pas plus loin que la satisfaction narcissique de ce qu’ils appellent leurs « droits ».

Refaire des Français des citoyens au lieu d’ayants droit, est la condition indispensable au retour des juges dans leur fonction première qui n’est pas d’inventer des normes pour satisfaire des clientèles. Mais tant que nos représentants eux-mêmes n’auront rien d’autre à faire que de légiférer sur les discriminations capillaires et inscrire la culture corse ou l’IVG dans la Constitution, il n’y a guère d’amélioration à espérer, cela ne fera même qu’empirer.

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