Xavier-Laurent Salvador : « Attaque du Hamas du 7 octobre : la désastreuse page Wikipedia »

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CHRONIQUE. Notre chroniqueur Xavier-Laurent Salvador, maîtres de conférences et membre de l’Observatoire du décolonialisme, déplore l’absence de rigueur scientifique de la prétendue encyclopédie en ligne, particulièrement visible sur la page de l’« attaque du Hamas contre Israël de 2023 ».

Xavier-Laurent Salvador 23/04/2024 LE JDD

Le logo de Wikipedia
Le logo de Wikipedia TASS/Sipa USA/SIP / © Kirill Kukhmar

Connaissez-vous la différence entre une encyclopédie et un dictionnaire ? La réponse est simple : l’encyclopédie parle des choses, les dictionnaires parlent des mots. 

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La page Wikipedia « Attaque du Hamas contre Israël de 2023 » est représentative des enjeux de la diffusion des savoirs dans la société moderne, et du rôle marginal que les institutions savantes seront amenées à y jouer si l’on ne réagit pas collectivement maintenant. 

À LIRE AUSSIPeut-on écrire tout et n’importe quoi sur Wikipédia ?

Sur cette page, on lit toutes sortes d’informations dispersées en catégories approximatives dont on peine à saisir l’organisation. Tantôt on trouve un chapitre « polémique », puis un chapitre « contexte », un chapitre « réactions » avec un seul sous-titre : « israélienne » – pourquoi pas « riposte » ou « contre-attaque » ? Bref, personne ne saurait expliquer la nature de l’entrée. 

D’un point de vue encyclopédique, même si l’on comprend bien que l’on parle de « la chose », personne ne la nomme. On y dit bien qu’il s’agit « d’une série d’attaques terroristes », mais on y lit dans le même paragraphe que « selon des enquêtes de nombreux israéliens ont été tués par l’armée israélienne lors de son intervention dont on ignore à ce jour le nombre exact ». S’agit-il alors d’une bavure ? D’une guerre civile ? Un bandeau apposé par un utilisateur anonyme explique qu’il ne faut pas s’adonner à « une guerre d’édition », ajoutant à la confusion du document. 

Enfin, l’onglet « discussion » révèle des affrontements entre pseudonymes Internet de très mauvais goût, où le juron et l’insulte le disputent à la mauvaise foi et à la ténacité. Plus de 250 notes marginales ont été ajoutées renvoyant presque exclusivement à des articles ou à des tribunes de presse. Mais peu importe, « on » respecte les codes de l’édition pseudo-scientifique. 

Enfin, on trouve une bibliographie contenant pas moins de deux (2) ouvrages, tous deux de 2024. Comme si les historiens et les spécialistes n’avaient jamais évoqué la question du conflit et de ses sources avant 2024. Comme si le classement des ventes, ou le classement des moteurs de recherches, suffisait à valider les enjeux du texte publié.

Deux références bibliographiques : voilà qui dans l’université traditionnelle suffirait à disqualifier définitivement le travail de démonstration de n’importe quel chercheur à partir de la première année de master. Mais peu importe, nous sommes dans la mise en scène d’une instance énonciative supérieure à toutes les expertises, celle « de l’encyclopédiste » ; un peu comme il existe « un législateur »qui n’est jamais un député, on avance masqué par un pseudonyme internet sous l’identité confortable « de l’encyclopédiste » censé exprimer du haut de sa puissance masquée l’arbitrage populaire, la vérité vraie émanant de la confrontation (stérile) des points de vue. On oppose en réalité aux savants, que l’on disqualifie d’emblée en parlant de « sachants », une somme d’avis contradictoires qui singe les usages académiques en prétendant en réalité les remplacer.

Toute cette mascarade est le contraire absolument de la démarche de démonstration scientifique

C’est que toute cette mascarade est le contraire absolument de la démarche de démonstration scientifique, qui consiste en réalité à rassembler des avis experts documentés – l’état de l’art – pour faire progresser très modestement la connaissance. La bibliographie comme l’apparat critique ne sont pas qu’une rhétorique destinée à faire joli sur des livres imprimés ; ils ont une fonction essentielle : cautionner la parole énoncée en l’encadrant pour l’inscrire dans une école de pensée qui a fait ses preuves.

Or tout se passe dans cet article Wikipedia comme si tout avis était valable dès lors qu’il s’appuie sur un consensus général porté par les médias. C’est là encore une gigantesque imposture : la science, comme l’analyse, ne sauraient dépendre du consensus. Lorsque l’on travaille par exemple sur les traductions en ancien français de la Bible au Moyen Âge de l’hébreu au latin, on ne s’attend ni à être consensuel ni à être beaucoup lu. 

En revanche, un ouvrage de cette nature est un recours pour toute personne qui souhaiterait justement en apprendre plus que ce que le consensus rend accessible ailleurs que dans les bibliothèques spécialisées. Le degré d’expertise qui s’exprime dans un article ou dans un livre réellement scientifique, possède une force qui n’est pas liée au nombre comme beaucoup de sots le croient souvent, mais à un brevet universitaire après lequel court sans cesse l’encyclopédie en ligne : la « certification ».

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Certification

De quoi s’agit-il ? Pour résoudre le problème du degré de confiance que l’on peut accorder à un de ses ouvrages, l’université depuis le Moyen Âge a organisé un système propre de validation des discours savants basé sur l’ordonnancement des personnes et des textes. 

Cela passe par une hiérarchie des hommes validée par un certain nombre de degrés franchis dans l’institution : ainsi, la parole d’un « Maître » (titulaire de la « maîtrise ») est-elle plus valable que celle d’un « licencié » (titulaire de la « licence »). Cela passe également par une hiérarchie des disciplines, et par une hiérarchie des ouvrages produits. 

Ainsi, l’article relu par les pairs a-t-il plus de valeur que l’ouvrage auto-publié… Cette organisation est valable au sein d’une discipline, ce qui permet l’émergence de personnalités reconnues pour leur savoir grâce aux processus électoraux des collèges disciplinaires, qu’on appelait autrefois « facultés ». Ce sont eux qui valident les textes, les thèses, les livres en certifiant leur qualité, leur degré d’exigence, leur conformité aux méthodes de la discipline. C’est ainsi qu’une thèse en histoire valide la qualité « d’historien »

Pour sauver Wikipedia du désastre, il ne faudrait pas grand-chose, qu’un peu de temps et de reconnaissance institutionnelle

Et c’est ainsi d’ailleurs que cette certification permet de distinguer entre la parole du savant exprimée « ex cathedra »,  de son opinion politique par exemple. Dans le premier cas, il s’exprime dans le cadre de l’institution dont il demande la certification ; dans le second cas, il parle en tant que lui-même sans le support institutionnel. C’est l’institution qui valorise le discours.

Pour sauver Wikipedia du désastre, il ne faudrait pas grand-chose, qu’un peu de temps et de reconnaissance institutionnelle. Un collège de chercheurs pourrait se réunir pour chaque discipline, et certifier que telle page, à telle heure, est scientifique et relève tantôt de l’histoire, ou de la physique. Ces pages, soumises à la relecture des savants, pourraient être publiées dans un ouvrage de synthèse certifiant ou non l’état des connaissances produites par « l’encyclopédiste »

C’est ainsi que l’état actuel de la page des « attaques terroristes du 7 octobre » ne passerait pas la qualification de copie d’étudiant en histoire de première année. Peut-être que les gens de Sciences Po en feraient-ils leur bréviaire ? Tant mieux. Il serait intéressant de voir quelles sont les institutions qui produisent et lisent la vraie science documentée, et quelles sont celles qui ne méritent pas le nom « d’institution ». La certification, c’est la seule chose que sache faire l’université: certifier des niveaux, des qualités de discipline, des qualités de contenus. Cette méthode assainirait en un rien de temps les écuries d’Augias du Web 2024.

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