Sciences Po, une histoire de 150 ans: splendeurs et crises de la fabrique des élites françaises…

Guillaume Perrault, LE FIGARO

4 mai 2024

Sciences Po Paris est, une fois encore, au coeur de la controverse: un petit groupe de ses étudiants multiplie les blocages de l’établissement et réclame de la direction la condamnation des opérations militaires engagées par Israël contre le Hamas. «L’accord» conclu entre ces militants et la direction de Sciences Po a provoqué un tollé. La même institution, voilà deux mois, avait déjà été déstabilisée par la démission de son directeur, Mathias Vicherat, renvoyé en correctionnelle ainsi que son épouse pour violences conjugales. Son prédécesseur, Frédéric Mion, avait dû démissionner, en 2021, après avoir reconnu qu’il avait été informé, deux ans plus tôt, des soupçons d’inceste pesant sur Olivier Duhamel, président de la Fondation nationale des sciences politiques, proche de Richard Descoings (décédé en fonction en 2012), et accusé par Camille Kouchner dans son livre La famillia grande (Seuil). Devant cette succession de polémiques et de scandales, le recul de l’histoire s’impose. Que voulait le fondateur de Sciences Po en créant cette institution? En quoi a-t-elle changé en 150 ans? Est-elle fidèle à l’esprit de ses origines?

L’inventeur de Sciences Po, Emile Boutmy, est né en 1835. Son père a d’abord été professeur dans des institutions privées, puis est devenu l’homme de confiance et l’ami d’un grand patron de presse, Emile de Girardin. Les deux familles habitent dans le même immeuble, rue Saint-Georges (dans l’actuel IXe arrondissement). Girardin sera le parrain d’Emile Boutmy. L’enfant est baptisé catholique, mais, trait d’époque dans son milieu, une fois adulte, il montrera de l’intérêt pour le protestantisme et, parvenu à la quarantaine, choisira de se marier au temple. L’adolescent fréquente l’actuel lycée Condorcet puis Louis-le-Grand, ainsi que, parallèlement, un cours privé où il a pour professeur Hippolyte Taine, alors âgé de 25 ans. Taine deviendra un de ses intimes et une sorte de maître intellectuel pour son cadet.Boutmy est d’abord journaliste et montre autant de goût pour la littérature, l’histoire de l’art et les questions morales et religieuses que pour la politique

Le père d’Emile Boutmy, en proie à des revers financiers, meurt alors que son fils a 15 ans. Le jeune homme, une fois bachelier, doit songer à gagner sa vie rapidement, malgré d’évidentes dispositions pour les études supérieures. Il est d’abord journaliste (on disait «publiciste», à l’époque), et montre autant de goût pour la littérature, l’histoire de l’art et les questions morales et religieuses que pour la politique. Orléaniste comme son père et très réservé envers le Second Empire, Boutmy ne soutient sa libéralisation, à partir de 1867 puis le ministère d’Emile Ollivier en 1869, qu’en réclamant, comme gage, la consécration des libertés individuelles. Il fréquente le salon de la princesse Mathilde. Surtout, à partir de 1865, Boutmy, recommandé par Taine, devient professeur dans un établissement supérieur privé qui ouvre alors ses portes, l’école spéciale d’architecture. Là, pendant cinq ans, il enseigne l’histoire comparée de l’architecture et se consacre corps et âme à son nouveau métier.

Un Français du XXIe siècle, qui vit à une époque de spécialisation et de parcours soumis à des règles rigides, pourrait s’étonner de voir une institution privée confier une chaire à un homme de 30 ans sans diplômes prestigieux et rassurants. Mais l’esprit public, à l’époque, valorise les grands généralistes autant que les spécialistes. On attache plus de prix à une solide culture historique et littéraire qu’à une compétence dans un domaine pointu, si nécessaire soit-elle. La première est jugée indispensable pour tout honnête homme, la seconde peut, estime-t-on volontiers alors, s’acquérir ensuite s’il y a lieu. Dans la France du Second Empire, l’enseignement supérieur privé, souverain dans le choix de ses professeurs, mise ainsi parfois sur des talents en devenir. Et ces écoles libres (l’expression est d’époque) ne semblent pas se soucier de l’opinion de la Sorbonne. Boutmy bénéficie de cet état d’esprit ouvert. Il ne l’oubliera pas.

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Puis survient le cataclysme de la guerre de 1870. Il faut faire effort pour ressusciter l’ahurissement que les Français ont éprouvé, à l’époque. Les contemporains, nourris du souvenir des victoires des armées de la Révolution et du premier Empire, étaient convaincus que seule une gigantesque coalition des puissances européennes pouvait, comme en 1814 et 1815, faire plier la France. Une guerre contre la seule Prusse et les autres Etats allemands ne pouvait donc, selon eux, que s’achever par une victoire française. Or voilà que, en quatre semaines de combats, en août 1870, c’était la défaite complète et l’invasion. Le choc est terrible. Un monde s’écroule.

Flaubert, par exemple, est horrifié. Lui qui s’était toujours senti étranger à tout sentiment patriotique se découvre bouleversé par le désastre national. Il écrit en octobre 1870 à sa confidente, Jeanne de Tourbey : «Ma chère amie, je vis encore, puisqu’on ne meurt pas de chagrin. (…) Pauvre Paris! Pauvre France! Jamais on ne les a tant aimés, n’est-ce pas?» Et l’auteur de L’Éducation sentimentale, qui n’a jamais tenu un fusil de sa vie, s’enrôle dans la garde nationale pour défendre sa chère Normandie contre l’envahisseur qui approche. Le plus meurtri de tous les grands esprits français de l’époque est peut-être Renan. Pour lui et la génération romantique, nourris du De l’Allemagne de Mme de Staël (1813), nos voisins, c’était Goethe, Schiller et Novalis, Kant, Fichte et Hegel, et non Bismarck et Guillaume Ier. Quel coup de massue!En plein siège de Paris, Boutmy écrit à un ami qu’il a conçu un projet pour contribuer à « sauver l’âme » de « notre pauvre France »

C’est dans cette ambiance d’apocalypse que, en plein siège de Paris, le 17 novembre 1870, Emile Boutmy écrit à son ami Ernest Vinet, bibliothécaire de l’école des Beaux-Arts, qu’il a conçu un projet pour contribuer à « sauver l’âme »de « notre pauvre France ». Puis, moins d’un mois après la capitulation de Paris, l’armistice et le consentement de principe à la perte de l’Alsace-Moselle, Boutmy écrit de nouveau au même ami et explique son raisonnement (lettre du 25 février 1871) : « Il peut paraître singulier que je choisisse le lendemain d’une si terrible épreuve pour parler d’instruction supérieure. Je le fais à dessein, et je crois le faire à propos. C’est l’Université de Berlin qui a triomphé à Sadowa [Boutmy fait référence à la victoire de la Prusse sur l’Autriche lors de la bataille décisive de la guerre qui, en 1866, avait opposé ces deux puissances qui se disputaient l’hégémonie en Allemagne, NDLR], on l’a dit avec une raison profonde ; et il faut être aveugle pour ne pas voir l’ignorance française derrière la folle déclaration de guerre qui nous a conduits où nous sommes [C’était la France qui, tombant dans un piège tendu par Bismarck, avait déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870, NRLR]. »

« On dit pourtant qu’il faut refaire des hommes, c’est-à-dire refaire dans les hommes le culte des choses élevées et le goût des études difficiles. C’est assurément une nécessité pressante ; mais auparavant ne faut-il pas créer l’élite qui, de proche en proche, donnera le ton à toute la nation ? Refaire une tête de peuple, tout nous ramène à cela », poursuit Boutmy. Et le professeur expose son constat. En France existent d’une part des «hautes écoles spéciales qui forment des capacités purement professionnelles», comme Polytechnique, et d’autre part la Sorbonne ou le Collège de France, où étudient « des hommes d’un esprit orné, des causeurs ».

Or, constate Boutmy, « l’homme instruit, observateur sagace des grands mouvements d’esprit de son siècle, capable de les modérer ou de les seconder; mais le citoyen éclairé, juge compétent des questions politiques, capable de les discuter solidement et de diriger l’opinion, d’où sortent-ils ? Où est l’Ecole qui les prépare ». Et il poursuit : «Les esprits de cette valeur qu’on rencontre ça et là dans le monde se sont faits eux-mêmes, comme ils l’ont pu, par des moyens qu’ils ont créés de toutes pièces. Ils sont les  »dons du hasard », et le hasard ne les prodigue pas. Cette classe moyenne de l’intelligence, qui est la force et le lien d’une société, manque presque complètement à la France».

L’analyse de Boutmy se fait ensuite plus politique et illustre l’inquiétude des orléanistes face au suffrage universel qu’ils savent irréversible, et à la démocratie. L’enseignement nouveau que le professeur ambitionne de créer «s’adresse aux classes qui ont une position faite et le loisir de cultiver leur esprit. Ces classes ont eu jusqu’ici la prépondérance politique ; mais elles sont menacées. Elles avaient établi leur première ligne de défense sur les hauteurs de la naissance et de la fortune; elles avaient pour elles les lois et les mœurs. Voilà que partout les mœurs les trahissent, les lois les abandonnent.»

Désormais, argumente l’auteur, « le paysan exclut de son conseil municipal le grand propriétaire, le descendant des anciens seigneurs locaux. L’ouvrier prend pour règle de son côté le contre-pied du vote de son patron. Dans cette ruine des exclusions qui leur réservait le pouvoir, dans ce déclin des sentiments qui leur assurait l’influence morale, les classes qui représentent des situations acquises risquent fort de se voir exclues à leur tour de ce pays légal qu’elles ont si longtemps interdit au plus grand nombre. Revanche excessive, au point d’être injuste, mais qui me laisserait assez indifférent si, en frappant les hommes, elle n’atteignait les deux conditions vitales de toute société progressive, l’empire de l’esprit et le gouvernement des meilleurs ».

« Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable »Emile Boutmy, 25 février 1871

Et il conclut : « Le privilège n’est plus ; la démocratie ne reculera point. Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie » (toutes les citations de Boutmy sont extraites de la passionnante thèse d’Hervé Guettard consacrée au personnage, excellent guide pour découvrir le fondateur de Sciences Po).

Le penseur Ernest Renan, photographié par Arthur Radoult, vers 1870. BRIDGEMAN IMAGES

Cette tension entre la suprématie des talents et la dynamique enclenchée par l’égalité civile, entre les capacités censées ouvrir le droit au commandement et la logique du nombre est une des grandes questions de la vie intellectuelle au XIXe siècle. Renan, dans sa Prière sur l’Acropole (1883) s’exclamera ainsi : «Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n’y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n’y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures». Boutmy va très vite. Dès l’automne 1871, il rend public son projet d’Ecole libre des sciences politiques, « espérance indomptée au sein du grand seuil national » (cette belle formule sera gravée sur la médaille commémorant le 25e anniversaire de la fondation de l’école). Notre homme mobilise ses amis: Taine, qui salue l’entreprise dans le prestigieux Journal des Débats ; Guizot, ancien président du Conseil sous la Monarchie de Juillet, historien, penseur et membre de l’Institut, qui le soutient. Le 2 décembre 1871, dans un Paris encore marqué par les incendies de la Commune, Boutmy fait homologuer les statuts de son école par un notaire. Il est naturellement le directeur.

Les premiers cours commencent le mois suivant. Quelque 97 étudiants sont inscrits (aucune condition d’âge, de diplôme ni de nationalité n’est alors fixée) mais seulement 20 à 40 suivent tous les cours. Ils se réunissent dans une salle de l’hôtel particulier qui abrite la Société d’encouragement de l’industrie nationale, situé place Saint-Germain des Prés, juste en face de l’église. Le lieu a été choisi à dessein : des jeunes gens aux grandes espérances, inscrits à la faculté de droit, peuvent ainsi venir à pied depuis la Sorbonne, en remontant le boulevard Saint-Germain, et rêver de poursuivre un jour leur chemin jusqu’au Palais-Bourbon. Dès juillet 1872, la société anonyme de l’Ecole, au capital de 200.000 francs apportés par 183 actionnaires, est constituée.On trouve parmi les actionnaires de l’Ecole des représentants influents de toutes les élites françaises

Boutmy, faisant preuve de «ténacité veloutée» (le mot est d’un de ses successeurs, Eugène d’Eichtal), tend la sébile, réussit à obtenir le concours financier de personnalités éminentes dans plusieurs milieux : les industriels et négociants protestants Jacques et Jules Siegfried (père d’André Siegfried, grand nom de la science politique), originaires d’Alsace ; le comte Pillett-Will, régent de la Banque de France ; un illustre collectionneur, le banquier Nissim de Camondo; le fondateur du Crédit Lyonnais, Henri Germain; l’économiste libéral et député de centre gauche Léon Say ; une personnalité orléaniste de grande envergure intellectuelle, Charles de Rémusat ; des aristocrates légitimistes; des conseillers d’Etat, inspecteurs des finances et ambassadeurs nostalgiques du Second Empire qu’ils ont servi.

En somme, des représentants influents de toutes les élites françaises, et aucun porte-parole des familles de pensée contestatrices aux idées très tranchées (nationalistes et socialistes). Presque tous les sociétaires n’acquièrent qu’une ou deux actions, Boutmy s’assurant ainsi de ne dépendre d’aucun. Il réussit à ménager ces différents milieux au sein du conseil d’administration, qui devient une de ces instances où se fréquente le tout-Paris, et qui servent également, de façon implicite voire inconsciente, à réguler les conflits. En ces temps politiquement incertains, Boutmy noue aussi des contacts avec les républicains nettement à gauche pour l’époque : Jules Simon, le plus modéré d’entre-eux, Jules Ferry et Léon Gambetta.

Personnellement désintéressé (la rémunération qu’il se fait attribuer est modeste), Boutmy n’est manœuvrier que par nécessité et n’oublie pas son but premier : la qualité de l’enseignement. Car c’est bien d’un pédagogue passionné que nous parlons.

L’enseignement de l’histoire, de l’économie, de la politique et de la diplomatie qu’il promeut se veut scientifique, fondé sur des observations, des analyses, des comparaisons, d’où l’on peut déduire des théories. Boutmy ne soumet le recrutement d’un professeur à aucune condition de grade, titre ou concours. En réponse aux critiques, il explique volontiers que Tocqueville, à son retour d’Amérique, n’aurait jamais été autorisé par la Sorbonne à ouvrir un cours sur la Constitution des Etats-Unis. S’il appelle nombre d’universitaires reconnus, le directeur leur donne donc pour collègues des professeurs « mêlés au monde et aux affaires » et qui « ne vivent pas en insulaires au milieu de leurs libres et de leurs manuscrits » (rapport à l’assemblée générale des actionnaires pour 1873).

À ce titre, Boutmy donne souvent leur chance à des hommes jeunes. Albert Sorel, alors attaché au Quai d’Orsay âgé de 29 ans, est appelé, sur la recommandation de Taine, pour assurer le premier cours de l’histoire de Sciences Po, le 15 janvier 1872, sur «l’Europe et la Révolution française». Il deviendra un grand nom de l’histoire diplomatique (qu’on appelle aujourd’hui l’histoire des relations internationales). Alexandre Ribot, magistrat et futur président du Conseil, qui n’a pas 30 ans à l’époque, se voit confier un cours novateur sur l’histoire législative de l’Europe, fondé sur une démarche comparative alors balbutiante en France. L’essayiste et économiste Paul Leroy-Beaulieu a lui aussi 29 ans lorsque Boutmy l’appelle pour enseigner l’histoire des finances. Cette dualité d’origine des enseignants -universitaires d’un côté, non universitaires de l’autre- restera un des traits de l’institution.

Le désir profond de Boutmy est de former des honnêtes hommes qui acceptent de consacrer deux ans de leur vie à suivre des enseignements désintéressés, sans finalité professionnelle immédiate. Cependant, comme il lui faut attirer et retenir des étudiants, le directeur, dès 1873, élargit la vocation de son école à la préparation aux concours des grands corps de l’Etat –le Conseil d’Etatl’Inspection des financesla Cour des comptes, mais aussi le Quai d’Orsay à l’époque- qui, sous la IIIe République, organisent chacun un concours distinct. Il explique, avec une pointe de regret: « Nous n’entendions pas renoncer aux visées supérieures en dehors desquelles notre œuvre eût été pour nous sans intérêt et sans noblesse. Mais force nous était de prendre un second point d’appui sur un sentiment plus stable et plus général que la curiosité scientifique » (rapport à l’assemblée générale).

On crée deux sections, l’une administrative (avec des cours sur, notamment, l’organisation administrative de la France, le droit constitutionnel, l’économie politique, la statistique générale ou encore «l’histoire des théories de réforme sociale») et l’autre diplomatique (avec des cours sur, en particulier, l’histoire des traités, le droit des gens [appellation du droit international public à l’époque, NDLR], les institutions militaires des grandes puissances ou encore « la géographie et l’ethnographie de l’Europe ». Les conférences, plus tard appelées conférences de méthode, apparaissent en 1873. « Nous concevions les conférences comme des cours sans apparat, où le maître et l’élève, réunis autour d’une même table, manient ensemble les documents, -un budget, un recueil d’instruments diplomatiques, une statistique spéciale, commentent les textes, interprètent les chiffres, puis se communiquent leurs objections ou leurs doutes et les résolvent d’un commun effort », explique Boutmy dans son rapport aux sociétaires cette année-là.

Ces conférences sont confiées à des «hommes spéciaux», expression qui signifie, dans la langue du temps, des professionnels, des praticiens de la discipline qu’ils enseignent. Sans doute faut-il voir dans les conférences de méthode l’influence de Taine, qui écrivait, féroce, en octobre 1871, à propos du cours magistral : « La plupart des auditeurs y assistent comme à un concert; ils écoutent une heure, en personnages passifs, et laissent bercer leur esprit par une impulsion passagère. Quelques-uns, ayant pris des notes, les relisent ; mais en cela ils ne font point œuvre personnelle ; ils se contentent de suivre une seconde fois la même pensée du même étranger. Y en a-t-il quatre sur cent qui se reportent aux sources indiquées, examinent par eux-mêmes, emploient leur critique et leur jugement ? C’est pourquoi il faut des conférences, des cours plus intimes, analogues à ceux qui, dans les universités allemandes, sous le nom de privata et privatissima, viennent fortifier et approfondir les cours publics ».

Après avoir résisté à une tentative de prise de contrôle partielle par l’Etat voulue par Jules Ferry et à l’hostilité des facultés de droit, «Sciences Po», comme on commence à l’appeler, pacifie ses relations avec le nouveau régime et illustre à sa façon le rapprochement entre orléanistes et républicains modérés qui permet à la IIIe République de s’enraciner. C’est pourtant grâce au don d’un million de francs d’une personnalité légitimiste, la duchesse de Galliera, que Boutmy peut acheter l’hôtel de Mortemart, construit au début du règne de Louis XIV, et sis 27 rue Saint Guillaume, dans le VIIe (ne subsistent aujourd’hui de son intérieur d’alors que le grand escalier et le jardin). Les élèves, désormais au nombre de 260 (dont moins d’un sur dix à l’origine seront diplômés car la plupart ne sont pas inscrits à tous les cours et d’autres échouent à ce qui est à l’époque un véritable concours de sortie) découvrent leurs nouveaux locaux à la rentrée 1882.

Le directeur achète ensuite les deux hôtels particuliers contigus pour donner à l’ensemble ses dimensions actuelles. La bibliothèque prend de l’ampleur et des cours d’allemand et d’anglais font leur apparition. La décennie suivante, l’établissement accueille, parmi ses professeurs, le journaliste Charles Benoist, qui, bien plus tard, ralliera l’Action française, aussi bien que Elie Halévy, grand spécialiste de l’histoire et de l’esprit public de l’Angleterre. L’école se dote en 1886 d’une revue «scientifique», les Annales de l’Ecole des Sciences Politiques. Plus tard, lorsque éclate l’affaire Dreyfus, au second semestre 1897, Boutmy prend position en faveur du capitaine, comme beaucoup d’orléanistes, souvent parmi les dreyfusards les plus précoces, et de même que la majorité des professeurs de l’école.Un étudiant chinois, ancien élève de l’Ecole française catholique de Shangaï, est diplômé dès 1879

Le nombre d’étudiants étrangers (d’Europe centrale et Balkanique mais aussi américains) ne cesse d’augmenter. Un étudiant chinois, ancien élève de l’Ecole française catholique de Shangaï, est diplômé dès 1879 et deviendra le conseiller du vice-roi Li Hung-chang, titre concédé par l’empereur de Chine à ses grands commis. Un étudiant d’Harvard, recommandé par son directeur, est accueilli dans le cadre d’un programme d’échanges dès 1884. «L’affluence des étrangers, se réjouit Boutmy dans son rapport aux sociétaires en 1894, dans la limite où elle est maintenue (elle n’excède pas de 15 à 18% du nombre total des élèves) est un bien à deux titres. Elle attache à la France par les souvenirs de la plus heureuse et féconde période de leur vie, un grand nombre d’étrangers de distinction. Elle propage l’influence et augmente le crédit des idées françaises », poursuit Boutmy, chez qui le patriotisme est toujours en éveil, et « elle crée des relations entre nos futurs diplomates ou hommes d’Etat et plus d’un jeune homme d’élite qu’ils sont appelés à retrouver par la suite dans les chancelleries, les Cours ou les Parlements des autres pays ».

Ces étudiants étrangers sont accueillis avec un grand sérieux. Une conférence spécifique leur est dispensée. On lit, dans son sommaire: «comment suivre ses cours. – Ce qu’est un cours français ; l’enseignement supérieur français en général. – Ce qu’est un cours de l’Ecole des Sciences politiques. Historique de l’Ecole ; ses méthodes. Comment revoir et compléter ses cours. – Bibliographies et lectures. »Suivent des «indications sommaires sur l’histoire, l’organisation sociale, politique et administrative de la France», en réalité très complètes. La conférence s’achève par des « exercices pratiques d’exposé oral et de composition écrite » (ce document figure dans l’ouvrage Sciences Po, le roman vrai, publié par la FNSP en 2022 pour les 150 ans de l’institution, et mine d’informations accompagnées d’analyses dont certaines, comme il est naturel sur pareil sujet, sont susceptibles de débat).

La question de l’admission des femmes à Sciences Po se pose dès les premières années du XXe siècle. Le Conseil d’administration du 29 novembre 1904 les refuse, craignant de voir affluer «des femmes légères dont le but serait d’ébaucher des liaisons avec des fils de famille qui composent la majorité de nos auditoires» et des «curieuses qui viendraient à l’école comme on va à une partie de plaisir».

Les « sciences coloniales » font bientôt l’objet d’un enseignement. Soucieux de s’ouvrir aux questions sociales, Boutmy accueille aussi, parmi les professeurs, des disciples du catholique Frédéric le Play. Parallèlement, en 1900, une nouvelle section est proposée aux étudiants, la section économique et financière. Des relations se nouent avec grandes entreprises et chambres de commerce pour les inciter à créer des bourses destinées à financer la scolarité, à Sciences Po, de quelques-uns de leurs salariés les plus prometteurs. Les bourses de voyage et d’études, instituées dès l’origine de l’établissement, se multiplient. Une Société des élèves et des élèves s’active. Lorsque Emile Boutmy meurt, en 1906, à 70 ans, l’école qu’il a fondée fait partie du paysage national.Marcel Proust est élève à Sciences Po entre 1890 et 1893. On en trouve des traces dans son oeuvre

On compte alors 700 élèves et une année d’étude coûte 300 francs de l’époque. On relève parmi les étudiants, certains noms qui deviendront illustres, comme Marcel Proust (section diplomatique, 1890-1893), Paul Claudel (section administrative, 1885-1888), Gaston Gallimard (section générale, 1898-1901), ou, plus tard, Emmanuel Berl (section administrative, 1911-1914). Pierre Drieu La Rochelle (section administrative, 1910-1913), est issu de la petite bourgeoisie, ce qui indique un certain élargissement de la sociologie des étudiants. Mais, alors qu’il est entouré de la réputation d’être un esprit brillant, Drieu, rétif aux disciplines scolaires, échoue à l’examen de sortie à la surprise de ses condisciples. Il écope d’un 8,5 sur 20 en histoire pour sa composition sur les traités de 1815, avec ce commentaire du correcteur : «style atroce». Lorsque le futur écrivain demande des explications à l’administration de Sciences Po, on lui répond : « on ne déforme pas l’histoire pour prouver une théorie » (Jacques Cantier, Pierre Drieu La Rochelle, Perrin, 2015). Portant tous les espoirs de sa famille, le jeune homme est si ébranlé qu’il songe à se jeter dans la Seine et restera à jamais meurtri par cette déconvenue.

Avant comme après la Grande Guerre, les successeurs de Boutmy, Anatole Leroy-Beaulieu (1906-1912) puis Eugène d’Eichtal (1912-1936) maintiennent le cap. Ce dernier reste en fonction à un âge très avancé, ce qui nourrit des critiques (Eichtal meurt à la barre à 91 ans). C’est néanmoins lui qui ouvre l’école aux femmes en 1919 (après un entretien avec le directeur, condition qui n’existe pas pour les hommes). Les femmes représenteraient 10% des élèves (certaines sources indiquent un chiffre un peu supérieur) à la fin des années Vingt. Dix ans plus tard, Jeannie Rousseau, future Jeannie de Clarens, sera major de sa promotion (section finances privées, 1939), s’illustrera dans la Résistance au sein du réseau Alliance et survivra à la déportation. Le même Eichtal fixe des conditions de diplômes pour être admis.

Dans cet entre-deux-guerres, parmi les étudiants inattendus et plus tard illustres, on croise Léo Ferré (section administrative), Julien Gracq (section diplomatique) aussi bien que Christian Dior (section économique). Le prince Bao Dai, fils de l’empereur de l’Annam, du Tonkin, et de la Cochinchine, y étudie aussi bien que Habib Bourguiba, futur père de l’indépendance de la Tunisie. Le jeune François Mitterrand, arrivé de sa Charente en 1934, est à la fois étudiant à l’Ecole et à la faculté de droit de la Sorbonne, cas de figure fréquent. Il a sans doute pris un café, au Basile, à côté de Georges Pompidou, normalien et fils d’instituteur, inscrit lui aussi à l’Ecole.

Devenu président de la République, Pompidou honorera de sa présence, le 8 décembre 1972, la cérémonie organisée pour les cent ans de Sciences Po, et fera référence avec humour à son état d’esprit de l’époque : «Nous estimions, rue d’Ulm, être dans le sanctuaire du travail, de la vraie culture et des fils du peuple. Nous considérions la rue Saint-Guillaume comme celui de la bourgeoisie, de la superficialité et du farniente. Quand je pris contact avec « les Sciences Po », la lecture des programmes modifia quelque peu mes idées. Certes, les étudiants appartenaient en très grande majorité à la bourgeoisie, mais il me sembla que beaucoup travaillaient et qu’ils y avaient énormément à apprendre. Lâchement, je me réfugiai dans la section générale, me classant ainsi d’emblée parmi les adeptes effectifs de la superficialité et du farniente.»

Lors de la crise multiforme que la France affronte dans les années Trente, Sciences Po, on le voit, est l’objet de critiques. La Sorbonne juge que, rue Saint-Guillaume, la variété des disciplines enseignées conduit à les effleurer toutes sans en maîtriser aucune. Des frondeurs fustigent un établissement supposé conformiste. Beaucoup, à gauche, reprochent à l’école un recrutement trop élitaire et une sensibilité conservatrice. D’autres, y compris à droite, un esprit trop parisien, grief grave aux yeux d’une Chambre des députés et d’un Sénat dominés par des provinciaux. Le Front populaire, en 1936, envisage de créer une Ecole nationale d’administration (projet qui n’aboutit pas). « Quel tollé quand, par l’établissement d’une Ecole d’administration, un ministère de Front populaire prétendit battre en brèche le monopole des « Sciences Po ! », écrira quatre ans plus le professeur d’histoire à la Sorbonne Marc Bloch dans L’Etrange défaite, au lendemain de mai-juin 1940.

La rue Saint-Guillaume a senti passer le vent du boulet. Sa direction s’efforce de répondre aux critiques, avec prudence pour le recrutement des étudiants (une quarantaine de bourses d’études spécifiques à Sciences Po sont instituées en 1937), de façon radicale s’agissant de la scolarité (l’année préparatoire, surnommée « AP », créée en pleine Occupation, en 1942, institue une sélection drastique des étudiants, dont la moitié n’accède pas à la deuxième année).

À la Libération, la direction, sans doute pour plaider sa cause auprès du gouvernement provisoire qui entend nationaliser l’école, fait réaliser la première enquête sociologique sur la profession des parents de ses élèves. Quelque 1.744 élèves de l’année 1944-1945 ont répondu aux questions (sur 1.849). Les résultats confirment une surreprésentation des catégories socioprofessionnelles supérieures. Cependant, la même enquête indique la présence d’enfants des classes moyennes et, surtout, de plus de 150 enfants d’employés, qui appartiennent aux catégories populaires. Il est vraisemblable que ce soit aussi le cas d’une fraction des 70 étudiants de Sciences Po de 1944-1945 dont les parents sont agriculteurs et d’une partie de leurs 200 condisciples dont les parents sont commerçants (l’enquête suggère en effet que ceux-ci relèvent avant tout du petit commerce).il y a dès l’année scolaire 1944-1945, rue Saint-Guillaume, certains enfants issus des milieux populaires. Ils ne sont pas nombreux, mais, déjà, ne représentent plus des cas exceptionnels

Contrairement à l’affirmation sans cesse répétée, il y a donc dès cette époque, rue Saint-Guillaume, certains enfants issus des milieux populaires. Sans être nombreux, ils ne sont déjà plus des cas exceptionnels (même si on ne trouve pas d’enfants d’ouvriers, sauf peut-être quelques-uns compris dans la catégorie « divers » de l’enquête, qui regroupe 25 étudiants). C’est dans ce contexte qu’intervient la nationalisation de Sciences Po, corollaire, dans l’esprit du gouvernement provisoire et du Conseil national de la Résistance, de la création de l’Ena en 1945. De Gaulle, qui a de la considération pour les professeurs, ne veut pas donner à cette nationalisation un caractère punitif. On négocie. L’Etat, représenté par Michel Debré, se montre conciliant. Et l’autonomie de l’Ecole est préservée lors de la rédaction des nouveaux statuts.

À un Institut de droit public, l’IEP de Paris, en charge de l’enseignement, est adjointe la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), régie par le droit privé. La FNSP n’est pas seulement chargée de la recherche. Elle hérite du patrimoine immobilier et mobilier de l’école, assure sa gestion financière, choisit le directeur de l’IEP et fixe sa rémunération. Cet ensemble à nul autre pareil est institué par ordonnance et décret le 9 octobre 1945. Dans un but d’aménagement du territoire, deux IEP autonomes sont bientôt fondés à Bordeaux et Grenoble (sept autres ouvriront ensuite leurs portes, par exemple en 1956 à Aix-en-Provence, où Philippe Séguin sera étudiant, ou encore en 1991 à Lille).Les effectifs doublent en une génération pour atteindre la barre des 4.000 étudiants en 1969, dont 25% de femmes

Sciences Po Paris, voie royale d’accès à l’Ena et dont les effectifs doublent en une génération pour atteindre la barre des 4.000 en 1969 (dont 25% de femmes), prend alors l’allure qu’on lui a longtemps connue. On ne compte plus les anecdotes sur ses élèves. C’est sur ces bancs, par exemple, que le jeune Jacques Chirac rencontre sa future épouse, Bernadette Chodron de Courcel.

Un nom reste associé à l’IEP des Trente Glorieuses, Jacques Chapsal, directeur de 1947 à 1979. L’homme a été unanimement loué en raison de son caractère scrupuleux, son libéralisme, son érudition (il poursuit des travaux personnels parallèlement à ses fonctions administratives, suivant une tradition inaugurée par Boutmy), ses innovations pédagogiques et la rigueur de sa gestion.

Pendant son très long règne, Sciences Po compte d’éminents professeurs, qu’on aimerait pouvoir citer tous. S’illustrent notamment, en droit, Suzanne Basdevant-Bastid, première agrégée de droit public dans l’entre-deux-guerres et première femme à assurer un cours magistrat, sur le droit international public. En histoire, Jean Touchard, Raoul GirardetRené Rémond, connu du grand public pour ses commentaires des résultats à la télévision les soirs d’élection, Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle puis Pierre Milza et Serge Berstein.

Pierre Laroque enseigne les principes de la sécurité sociale qu’il a fondée. En économie, à partir de la fin des années 60, Raymond Barre fait contrepoint à ses collègues qui, avant lui, avaient longtemps vanté les mérites de l’économie planifiée de l’URSS. Jean-Claude Casanova le rejoint bientôt.

Dans les années 80, sous la direction de Michel Gentot (1979-1986), se distinguent, notamment, les historiens Michel Winock et le philosophe et historien Alain-Gérard Slama, cher à de nombreux anciens élèves pour sa générosité. Tandis qu’Alain Lancelot est directeur de 1986 à 1996, s’illustrent, parmi de nombreux talents, les historiens Marc Lazar et Jean-François Sirinelli. Des noms éminents de l’enseignement supérieur, comme le philosophe Pierre Manent, ont également eu, un temps, une chaire rue Saint-Guillaume.

Puis Richard Descoings est nommé directeur en 1996, et le restera jusqu’à sa mort en 2012. Il va transformer Sciences Po. On quitte, en l’évoquant, le domaine solide de l’histoire traditionnelle, où l’observateur bénéficie d’un certain recul, pour celui, passionnel par excellence, du quasi-présent, de l’actualité. Le legs de Richard Descoings, en effet, détermine ce qu’est Sciences Po aujourd’hui, dans la mesure où ses successeurs ont revendiqué son héritage et continué son œuvre. Son esprit, si l’on ose dire, habite encore les lieux. Or il est malaisé de parler avec équité de cet homme déroutant (d’autant que l’auteur de ce récit sur l’histoire de Sciences Po est lui-même diplômé de l’IEP et maître de conférences).

Les faits, d’abord. Le nombre des enseignants à temps plein -certains ayant le statut de professeurs d’université et la qualité de fonctionnaire, d’autres étant embauchés par la FNSP et relevant du droit privé- est fortement augmenté. Descoings adopte l’organisation de la scolarité non plus en trois ans comme jusqu’alors, mais en cinq. Il s’inspire d’un modèle que l’Union européenne recommandera en 1999 (déclaration dite de Bologne) pour uniformiser l’enseignement supérieur dans les pays de l’Union et faciliter les échanges entre étudiants des établissements d’enseignement supérieur des 29. Le directeur adopte les appellations anglaises pour désigner les différentes étapes de la scolarité à l’IEP (la licence devient un bachelor, la maîtrise un master). Un séjour d’un an à l’étranger, en 3e année, est désormais obligatoire et non plus facultatif et limité à un semestre.

Des accords avec certains lycées, appelés conventions d’éducation prioritaire, constituent pour leurs élèves une nouvelle voie d’admission à Sciences Po, non plus sur concours, mais sur dossier et lors d’un entretien oral. Les frais de scolarité sont augmentés mais de nombreuses bourses instituées et les boursiers admis gratuitement, de sorte qu’une année de master coûte aujourd’hui, pour un étudiant français (ou d’un pays de l’Union européenne), entre 0 et 20.3000 euros selon les revenus de ses parents. On compte aujourd’hui 30% de boursiers au sein du collège universitaire (qui regroupe les trois premières années d’études).

Descoings conduit lui-même une politique de partenariat très ambitieuse avec les grandes universités américaines. Le nombre d’étudiants fait plus que tripler (ils sont 15.000 aujourd’hui) et la proportion des étudiants étrangers (qui jugent naturel d’avoir des frais de scolarité élevés) finit par atteindre 50%. Bientôt, on entend parler anglais autant que français dans les couloirs. Des campus de l’IEP de Paris sont ouverts dans six villes, avec pour chacun une vocation particulière (Le campus du Havre est tourné vers l’Asie, celui de Dijon étudie les pays d’Europe centrale, celui de Menton est orienté vers les pays arabes). Ces campus, quoique en province et financés pour beaucoup par les collectivités territoriales ravies de les accueillir, demeurent partie intégrante de Sciences Po Paris. Des mécènes sont, enfin, activement recherchés.

Le bilan de Richard Descoings a fait l’objet de jugements diamétralement opposés.Pour ses partisans, Descoings, hyperactif toujours à la recherche d’idées nouvelles, a réveillé un établissement qui tendait à somnoler au début des années 1990

Pour ses partisans, Descoings, hyperactif toujours à la recherche d’idées nouvelles, a réveillé un établissement qui tendait à s’endormir sur ses lauriers et à somnoler au début des années 1990. Il a accompli les réformes indispensables pour que Sciences Po soit prise au sérieux par ses homologues sur les cinq continents.

A l’ère de la mondialisation de l’enseignement supérieur et du marché global des meilleurs enseignants-chercheurs, c’était ça ou le déclin, argument ses avocats. L’homme a payé de sa personne pour convaincre ses interlocuteurs étrangers. Charismatique, Descoings a certes rompu avec la tradition de relative discrétion des directeurs de Sciences Po, tous universitaires avant lui, mais c’était pour incarner, aux yeux des médias, l’institution qu’il dirigeait, nécessité pour faire la promotion de l’école. Les services aux étudiants, à commencer par la vaste et superbe bibliothèque, sont d’une richesse et d’une qualité sans rapport avec ce qu’ils étaient avant lui, plaident ses partisans. Une scolarité à l’IEP offre aujourd’hui de magnifiques opportunités.

L’adoption d’un dispositif de discrimination positive (même si le terme leur semble impropre pour caractériser les «conventions d’éducation prioritaire») est, pour les défenseurs du directeur d’alors, une mesure impérative afin d’assurer une meilleure représentation de la variété sociale et ethnique des habitants du pays. Toutes les grandes écoles et les principaux établissements d’enseignement supérieur français ont suivi l’exemple des «conventions d’éducation prioritaire» de l’IEP de Paris, font-ils valoir. La proportion des boursiers n’a fait que croître et seul un étudiant de Sciences Po sur cinq, désormais, est né à Paris, se réjouissent-ils ouvertement.

En interne, une partie des cours magistraux dispensés par certains membres des grands corps de l’Etat en raison de leur position sociale plus que de la qualité intrinsèque de leur enseignement leur ont été retirés par Descoings, qui n’aimait pas les rentes de situation, et les a confiés à des professeurs d’université reconnus dans les disciplines en question. De même, l’homme a misé sur de jeunes collaborateurs, à qui il a confié d’emblée des responsabilités importantes et valorisantes. Ils l’appelaient Richard et le suivaient.Pour ses adversaires, Descoings a renoncé à promouvoir un modèle d’établissement français pour s’aligner sur un modèle américain

Pour ses adversaires, tout au contraire, Descoings a renoncé à promouvoir un modèle d’établissement français pour s’aligner sur un modèle américain. Ils en veulent pour preuve les anglicismes qui rythment désormais la vie de la rue Saint-Guillaume et l’adoption de raisonnements qu’ils jugent importés d’outre-Atlantique. Un étudiant étranger peut passer plusieurs années à Sciences Po en suivant un cursus exclusivement en anglais, et sans avoir l’obligation d’apprendre des rudiments de français (tous les panneaux sont maintenant dans les deux langues), déplorent les détracteurs de Descoings, qui veulent voir dans cette situation l’abandon de tout sens national alors que l’IEP est toujours financée en partie par des fonds publics.

Les mêmes estiment que les «conventions d’éducation prioritaires» constituent une rupture du principe d’égalité et ne peuvent que nourrir le ressentiment de tous ceux qui, de condition sociale analogue, ne peuvent en bénéficier. C’était, à leurs yeux, le début d’un engrenage qui a conduit à la suppression du concours au profit de l’admission sur dossier et sur travaux, qu’ils jugent propice aux critères de recrutement a priori et expose l’IEP au soupçon d’arbitraire. Et ils s’interrogent sur la légitimité de l’ampleur des variations des droits d’inscription au regard des principes du droit administratif.

Enfin, selon les détracteurs de Descoings, l’homme avait débranché tous les contre-pouvoirs, régnait en autocrate et flattait les étudiants comme Alcibiade les citoyens d’Athènes. Les mêmes incriminent le phénomène de cour qui, en interne, se serait développé autour de lui, marqué par élévations et disgrâces. Ils jugent que l’homme était obsédé par la communication, au point que l’encens des médias lui aurait fait perdre la tête. L’augmentation très forte du salaire de Descoings, entérinée par les instances de la FNSP et certaines interférences de sa vie privée et de sa fonction ont entraîné des polémiques violentes et nourri la déception de certains étudiants. Ceux-ci ont eu le sentiment que l’homme ne s’appliquait pas à lui-même les principes juridiques et déontologiques qu’il s’était plu à professer sous leurs applaudissements pendant des années.

L’institution n’a jamais fait un bilan public du positif et du négatif de l’action de Richard Descoings à l’attention de l’opinion. Il n’y a pas eu davantage de discours franc et sincère sur ses comportements personnels discutables voire ses manquements, là où un rapport public contradictoire aurait sans doute été la réaction d’Oxford ou de Cambridge. De sorte qu’il règne encore maintenant à l’IEP un silence gêné sur ce passé, d’autant plus frappant que les faits sont de notoriété publique.

Et l’on songe aux vers de Corneille sur Richelieu, lors de sa mort en 1642 : « Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal, / il m’a fait trop de mal pour en dire du bien ».

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