En Italie, comment les droites ont cessé d’être ennemies pour s’allier.

Par Guillaume Perrault, LE FIGARO

25 mai 2024

L’histoire actuelle des droites en Italie prend sa source à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Le 25 avril 1945, Milan, Turin et Gênes se soulèvent contre l’occupant allemand. Le régime fasciste de la République de Salo s’effondre et Mussolini est exécuté par des partisans (28 avril 1945). Dès lors, la participation, entre 1943 et 1945, à la résistance contre les Allemands et les fidèles de Mussolini va fonder la légitimité des partis politiques après-guerre. La monarchie constitutionnelle est discréditée par sa compromission, vingt années durant, avec le régime fasciste (le roi Victor-Emmanuel III avait appelé Mussolini à former un gouvernement en 1922 après « la marche sur Rome» et les deux hommes avaient cohabité pendant vingt ans). Dans le nord du pays, les forces sociales traditionnelles qui avaient soutenu les rois de Piémont-Sardaigne, devenus les souverains de l’Italie unifiée en 1861, sont si affaiblies qu’elles ne comptent plus. Au référendum du 2 juin 1946, où les Italiens sont invités à choisir entre la République et la monarchie constitutionnelle, 54% des électeurs votent pour la République, qui est proclamée (les partisans de la monarchie sont néanmoins majoritaires dans le sud).

Dans ce paysage politique bouleversé, à partir du début de la guerre froide (1947-1948), deux partis de masse se font face : la Démocratie-chrétienne et le Parti communiste, hégémoniques dans leurs camps respectifs. La démocratie-chrétienne, soutenue par le pape, le clergé et la puissante Action catholique italienne (ce mouvement aux activités religieuses, sociales et culturelles comptera 2,5 millions de membres au milieu des années 50) se réclament de la doctrine sociale de l’Eglise. Son premier leader, Alcide de Gasperi, le grand homme de l’Italie d’après-guerre, chef du gouvernement de 1945 à 1953, prend soin néanmoins de conserver une certaine autonomie à l’égard du Vatican et ne veut pas apparaître comme une simple courroie de transmission (certains de ses successeurs ne partageront pas son souci d’indépendance envers la papauté). Surtout, la démocratie-chrétienne (DC), très attachée à l’Alliance atlantique et proche des Etats-Unis, ne se veut pas pour autant un parti de droite mais une formation centriste. Sa force tient dans sa capacité à faire coexister en son sein des courants si variés qu’ils représentent presque toutes les composantes de la société italienne.

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La DC a une vocation totalisante : on trouve là des monarchistes de regret, des conservateurs, des libéraux, des centristes, des hommes de centre-gauche et même des groupes gauchisants qui se réclament de l’idéal évangélique. Le premier souci des leaders successifs de la DC va être de naviguer prudemment pour maintenir l’unité du parti, organisé en courants et clientèles. Leur seconde préoccupation sera d’assimiler par vagues des adversaires de la veille. Ce fonctionnement vaut au parti d’être surnommé «la baleine blanche». Comme le cétacé, la DC est réputée pouvoir avaler et digérer tout sans éclater. La force du communisme en Italie, à cet égard, sert puissamment la démocratie-chrétienne. Le poids du PCI pousse les différentes composantes de la DC à demeurer unis face à l’adversaire. Et l’hégémonie du parti communiste à gauche paraît interdire à celle-ci d’espérer diriger le pays.

Néanmoins, l’opposition de la démocratie-chrétienne aux communistes ne s’accompagne pas d’une disqualification morale de l’adversaire. La DC reconnaît au PCI une certaine dignité et partage avec lui la légitimité tirée de la résistance. Les deux partis revendiquent comme leur œuvre la Constitution adoptée en décembre 1947, qui institue un régime parlementaire (cette Constitution est toujours en vigueur aujourd’hui). Et les communistes dirigent nombre de grandes villes et des provinces.

La situation des petits partis situés à droite de la DC n’a rien de comparable. La direction de la démocratie-chrétienne refusera toujours de s’allier avec eux, même si, pendant la guerre froide, marquée par des affrontements de rue très durs, son aile droite l’aurait souhaité par anticommunisme. Un parti populiste, le Front de l’homme ordinaire (Fronte dell’Uomo Qualunque), obtient plus de 5% des voix lors de l’élection de l’Assemblée constituante en 1946. Aux municipales de l’automne 1946, ses listes rassemblent plus de 20% des suffrages à Rome, 24% à Palerme et 47% à Lecce, à l’extrémité sud de la péninsule, dans les Pouilles. Le fondateur du mouvement, Guglielmo Giannini, est un journaliste qui avait été speaker de radio-Tobrouk en Libye, à l’époque où celle-ci était une colonie italienne. Giannini a d’abord fondé un hebdomadaire intitulé « l’homme ordinaire » avant d’en faire un parti politique. Il tire à boulets rouges sur les leaders des grandes formations politiques, dépeints comme une caste de profiteurs. Giannini aurait aimé fusionner avec le petit parti libéral italien, refuge de la droite classique d’antan, mais le penseur illustre qui le dirige à l’époque, Benedetto Croce, refuse avec hauteur. Et le Front de l’homme ordinaire fait long feu. Il inaugure cependant un discours de dérision sur la classe politique, un goût pour le défoulement collectif et un appel au dégagisme qui auront un bel avenir.Aux élections municipales et provinciales de l’automne 1946, le Front de l’homme ordinaire (Fronte dell’Uomo Qualunque) rassemble plus de 20% des voix à Rome

Le mouvement social italien (MSI), pour sa part, qui revendique l’héritage du fascisme, est fondé en décembre 1946. Cette reconstitution précoce d’un parti nostalgique de Mussolini s’explique par plusieurs paradoxes. Si l’épuration a été «dure» et les exécutions de fascistes nombreuses à la fin de la guerre, une amnistie -large sans être totale- est adoptée dès 1946. Tous les Italiens ayant vécu vingt ans sous la férule de Mussolini, il est apparu préférable aux leaders de l’après-guerre de limiter la répression légale au minimum et de tourner la page aussi vite que possible. «On ne peut pas faire le procès d’un pays tout entier», disait-on volontiers à l’époque. De façon paradoxale, un des artisans de cette politique de clémence a été le chef du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti, fidèle de Staline (il avait passé l’essentiel de la guerre en URSS) et alors ministre de la justice.

D’accord avec Gasperi pour « passer l’éponge », le leader du PCI accueille même, dans son parti, des intellectuels et des syndicalistes venus du fascisme. À la faveur de cet état d’esprit conciliant et bientôt de la guerre froide, le MSI peut se présenter aux élections. Aux législatives de 1953, il obtient 1,5 million de voix, surtout dans le sud du pays, et 29 députés à la Chambre. Le principal leader du MSI, jusqu’à la veille de sa mort en 1988, est Giorgio Almirante. Auteur, avant guerre, d’écrits approuvant les lois antisémites de 1938 en Italie, c’est un ancien soldat des forces armées de la République de Salo accusé d’avoir participé à des atrocités, ce qu’il nie. Contre toute attente, l’intéressé se montre posé et pondéré face à la presse et au public. Si l’on s’en tient aux apparences, l’homme évoque davantage un professeur qu’un activiste. À partir des années Soixante, Almirante se réfère volontiers à la Ve République gaullienne comme un exemple à imiter en Italie. Et reçoit avec amabilité les journalistes français, d’autant qu’il parle couramment leur langue. On appellera ce souci de respectabilité « la stratégie du costume croisé », marque d’un désir d’intégration au système politique. Aux législatives de 1972, après sa fusion avec un parti monarchiste, le MSI obtiendra son meilleur score : 8,7% des voix et 56 députés.

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Or, dès la naissance du MSI, tous les autres partis s’accordent pour le placer en quarantaine. Ainsi naît l’expression de « l’arc constitutionnel » qui désigne l’ensemble des partis allant du PCI à la DC qui ont été coauteurs de la Constitution de 1947, la soutiennent, et excluent tout contact avec les forces politiques (néofascistes, monarchistes) qui la contestent. Les institutions de la République italienne et sa culture politique, en effet, traduisent le rejet de tout ce qui pourrait rappeler Mussolini. Les fortes personnalités, par exemple, deviennent mal vues. Un président du Conseil se doit d’être discret, sobre et, dans l’idéal, terne et ennuyeux. Il fuit les éclats, ne hausse jamais la voix, porte des costumes sombres, consulte sans cesse et gouverne de façon collégiale. Ce n’est pas un leader, mais un médiateur. Le cœur de la vie politique, le titulaire de la souveraineté, c’est le Parlement, composé d’une Chambre et d’un Sénat aux prérogatives identiques. Le gouvernement peut être renversé par les députés, mais aussi –cas unique parmi les démocraties libérales- par les sénateurs. L’une et l’autre de ces assemblées sont élues au suffrage universel direct. La Chambre est désignée à la proportionnelle intégrale, mode de scrutin qui favorise l’émiettement de la représentation nationale. Les gouvernements de coalition sont la règle et il est presque impensable qu’un parti gouverne seul. Au Parlement, les votes ont lieu à bulletin secret jusqu’en 1988. Ce choix est censé protéger la liberté du parlementaire contre les pressions, mais il favorise aussi coups tordus et règlements de comptes.

Le président de la République, désigné par les parlementaires, n’exerce qu’une magistrature d’influence. La méfiance envers les plébiscites est très vite : la décision d’organiser un référendum pour soumettre au peuple une révision constitutionnelle approuvée par le Parlement échappe au gouvernement. Un tel référendum ne peut avoir lieu que si un cinquième des parlementaires, 500.000 électeurs ou cinq conseils régionaux le demandent. Mais les Constituants se sont aussi méfiés de l’expression directe du peuple : des référendums d’initiative populaire sont certes possibles (en pratique, depuis 1970), mais uniquement afin d’abroger une loi en vigueur, pas pour en adopter. Une Cour constitutionnelle et des provinces aux larges compétences sont instituées (celles-ci n’entreront en fonction qu’en 1970, après un accord politique entre la DC et le PCI). Bref, tout a été pensé, dans la Constitution, pour empêcher le moindre risque de pouvoir personnel, quitte à crier au césarisme dès qu’un président du Conseil hausse le ton.Tout a été pensé, dans la Constitution, pour empêcher le moindre risque de pouvoir personnel, quitte à crier au césarisme dès qu’un président du Conseil hausse le ton

Avec une arrière-pensée moins avouable : DC et PCI, en 1947, ont organisé la faiblesse du pouvoir exécutif afin de préserver leurs positions respectives quel que soit le parti qui l’emporterait aux élections. L’instabilité gouvernementale (le pays connaîtra un gouvernement par an en moyenne pendant quatre décennies) et la partitocratie (c’est-à-dire la mainmise des partis sur l’ensemble de l’Etat et le clientélisme) caractérisent ainsi la vie publique italienne. C’est donc en tenant en lisière le PCI aussi bien que tout ce qui est à sa droite que la DC domine, depuis 1948, des gouvernements de coalition ouverts à des partis de centre droit laïc et des centristes aussi bien qu’au parti social-démocrate. En 1963, le parti socialiste, sensiblement plus à gauche que le parti social-démocrate (et qui a rompu avec le PCI après que celui-ci eut approuvé l’écrasement de l’insurrection de Budapest par l’armée rouge en 1956), accepte d’entrer au gouvernement.

Ces combinaisons infinies s’inscrivent dans une tradition nationale. En 1852, à la Chambre des députés du royaume de Piémont-Sardaigne, centre droit et centre gauche avaient ainsi conclu un accord politique. Centrodestra et Centrosinistraforment une coalition pour juguler l’agitation révolutionnaire qui affecte le pays depuis la révolution de 1848 en France, sans pour autant soutenir une tentative de coup d’État. En somme, «ni réaction, ni révolution». Un député conservateur, Pinelli, invente alors l’expression de connubio (mariage), employée ici de façon ironique pour désigner un mariage de raison, une union des centres afin d’endiguer les contestataires des deux bords, qui forment désormais l’extrême droite et l’extrême gauche de la Chambre des députés à Turin. Une génération plus tard, dans l’Italie désormais unifiée mais où le suffrage est encore censitaire (le suffrage universel masculin ne sera adopté qu’en 1912), Depretis, homme de gauche, ancien garibaldien et président du Conseil, entreprend d’ouvrir sa majorité au centre droit. Dans un discours prononcé en 1882, il invite la droite libérale à «se transformer» pour s’allier avec la gauche de gouvernement. Son objectif est de constituer, à la Chambre, une coalition de députés des deux rives, issus de l’aile modérée de leurs partis respectifs. Depretis appelle à ses côtés des chefs de l’opposition. Par l’octroi de prébendes voire la corruption, il les intègre, les absorbe, les assimile. Le président du Conseil substitue ainsi au clivage droite-gauche un clivage nouveau qui oppose modérés et radicaux des deux camps. «La désagrégation des partis n’était pas son œuvre, écrit le sociologue Vilfredo Pareto (1848-1923). Au contraire, son pouvoir en était la conséquence ; mais ce même pouvoir servit à son tour à hâter l’accomplissement de l’œuvre de dissolution dont il était né.»

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Après Depretis, Crispi, au pouvoir de 1887 à 1891 et de 1893 à 1896, puis Giolittii, qui totalisa plus de dix ans de présidence du Conseil entre 1892 et 1921, poursuivent la même stratégie. Ainsi est né ce qu’on a appelé en Italie le transformisme politique (trasformismo). Le mot applique les théories de Lamarck et de Darwin à l’étude de la conquête du pouvoir. Les espèces animales évoluent pour s’adapter à un environnement changeant. De même, le pouvoir muterait pour durer. Il finit par s’identifier avec l’État et assimile ses opposants à des ennemis du régime. La vie politique n’est plus organisée autour d’une différence nette entre majorité et opposition. Et une véritable alternance devient impossible, sauf au prix d’une crise de régime qui fait reculer les hésitants. En somme, la situation serait bloquée. Pour ses partisans de l’époque, la convergence des centres rendait possibles des réformes indispensables à la modernisation du pays. Pour ses détracteurs, le transformisme politique provoquait l’écoeurement et la passivité des électeurs populaires, spectateurs désabusés et ironiques d’une vie parlementaire sur laquelle ils auraient, en définitive, très peu d’influence réelle. Quoi qu’il en soit, la «baleine blanche» qu’est la DC après guerre se comprend mieux à la lumière de ces précédents.

Tel est le paysage politique italien dans les années 1960, marquées par le «miracle économique», l’élévation sans précédent du niveau de vie, l’évolution des moeurs et l’exode de millions de Méridionaux qui quittent le Mezzogiorno pour le centre-nord du pays entre 1955 et 1970. Aux législatives de 1972, la DC obtient 38% des voix et le PCI 27%. C’est dans ce contexte que la démocratie italienne doit affronter, entre 1969 et 1982, «les années de plomb», marquées par un double terrorisme, d’ultra-droite et d’ultra-gauche. Son bilan est exceptionnellement lourd (350 morts, 750 blessés graves).

La victime la plus spectaculaire des «années de plomb» demeure Aldo Moro, président de la DC, figure de l’aile gauche du parti catholique et favorable au « compromis historique » avec le PCI que propose le chef des communistes, Enrico Berlinguer. Il s’agit d’un accord entre les deux grands partis pour faire adopter certaines réformes et sortir d’une situation politique bloquée. Président du Conseil pressenti, Aldo Moro est enlevé par les Brigades rouges en 1978, puis assassiné après 55 jours de séquestration.En 1978, le démocrate-chrétien Aldo Moro, président du Conseil pressenti, est enlevé par les Brigades rouges puis assassiné après 55 jours de séquestration

Malgré la violence du terrorisme d’ultra-gauche, le MSI demeure, pendant «les années de plomb», en quarantaine. D’autant que le terrorisme d’ultra-droite, qui commet des attentats à la bombe dans des lieux publics (l’attentat de la gare de Bologne, le 2 août 1980, fait 80 victimes) semble bénéficier de la complaisance, voire de la complicité, de certains services «déviants» de l’Etat, désireux d’entretenir une stratégie de la tension pour effrayer l’électorat modéré et juguler l’essor du PCI, qui culmine à 34% des voix aux législatives de 1976. Ces services « déviants » auraient envisagé un coup d’Etat en 1970 et 1974 (la CIA compte aussi, depuis les années 50, un réseau de sympathisants dans l’armée, baptisé Gladio, et déterminé à s’opposer à l’arrivée au pouvoir du PCI le cas échéant), mais le sérieux de la menace est sujet à controverse chez les historiens. Un fait en tout cas avéré est la tentative ratée de Golpe (coup d’Etat) du prince Borghese, ancien président du MSI, en décembre 1970. Suivant son habitude, le cinéma italien s’emparera du sujet pour le traiter sur le mode de la dérision. Nous voulons les colonelscomédie de Mario Monicelli qui triomphe sur les écrans en 1973 avec Ugo Tognazzi dans le rôle principal, décrit les tentatives de coup d’Etat de bras cassés nostalgiques du Duce et qui échouent lamentablement. Le niveau de violence s’effondre en 1982 et les «années de plomb» s’achèvent (mais pas le terrorisme d’ultra-gauche, qui continue à perpétrer un assassinat par an jusqu’en 1988).

Pendant les années 70, la société italienne a changé à une vitesse accélérée. Les Italiens veulent souffler et penser à autre chose. Dans l’arène politique, en 1981, la DC est ébranlée par le scandale de la loge P2. Le grand maître de cette loge maçonnique, Licio Gelli, prétendait influencer la marche des affaires publiques en réunissant tout ce qui comptait en Italie, notamment des dignitaires démocrate-chrétiens. Gelli, à la fois activiste et affairiste, a été cité dans tous les scandales financiers politiques des années 70 et 80. En raison de l’onde de choc provoquée par le scandale, la DC voit la présidence du Conseil lui échapper pour la première fois depuis 1948. La direction du gouvernement revient à un de ses partenaires traditionnels, le parti républicain italien (centriste). Après les législatives de 1983, pour la première fois, un socialiste, Bettino Craxi, accède au Palais Chigi. Cet homme est fasciné par la stratégie de François Mitterrand, qui, en France, a permis au PS de supplanter le PC et d’accéder à l’Elysée en 1981. Craxi a recentré sa formation politique, rompu tout lien doctrinal avec le marxisme et défend avec ardeur la réalisation du marché unique européen puis de l’euro. Il se maintient pendant quatre ans au pouvoir avec le soutien de la DC, qui reste l’autre pilier de sa majorité.

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Les années 1980 marquent l’apogée de la partitocratie en Italie. À la faveur de leur comportement exemplaire dans la défense des institutions face au terrorisme des Brigades rouges, les dirigeants du PCI se sont encore rapprochés du pouvoir. Ils obtiennent la présidence de la Chambre des députés. Et participent désormais à la lottizzazione (lotissement, division d’une propriété), terme ironique qui désigne un accord des grands partis pour se partager l’Etat et les entreprises publiques. Le symbole en est le fonctionnement de l’audiovisuel public, la RAI (Radiotelevisione italiana) qui comporte trois chaînes de télévision. Tous les Italiens, ces années-là, savent que la RAI Uno est contrôlée par la démocratie-chrétienne, la RAI Due par le parti socialiste et la RAI Tre, la petite dernière créée en 1979, par le parti communiste. Le téléspectateur qui souhaite regarder les infos fait donc son choix en toute connaissance de cause. Au début des années 1990, le climat politique a changé. L’électorat manifeste son mécontentement au fil des scrutins. Le PCI est déstabilisé par la chute du mur de Berlin (novembre 1989) d’autant que, contrairement à une opinion longtemps répandue, la direction du PCI est restée jusqu’au bout tributaire de Moscou. Le secrétaire général, Achille Occhetto, réagit aux changements du monde par la souplesse.

Le XXe congrès du Parti, en février 1991, sera le dernier : deux tiers des militants acceptent de transformer le PCI en Parti démocrate de la gauche, réformiste et qui accepte l’économie de marché. Drapeau rouge et l’emblème de la faucille et du marteau sont abandonnés. L’effondrement de l’URSS (décembre 1991) conforte cette évolution vers la social-démocratie. Même si une minorité de l’ex-PCI la refuse et constitue Refondation communiste, le paysage politique se fluidifie à gauche. Et ce phénomène crucial va gagner ensuite la droite.

De son côté, la DC perd un argument électoral avec la mutation du PCI. En outre, le mouvement, qui se réclame toujours de la doctrine sociale de l’Eglise, voit ses racines dans le pays quelque peu fragilisées par le déclin de la pratique religieuse. Le parti se divise aussi face au libéralisme économique qui a le vent en poupe.Au début des années 1990, la démocratie-chrétienne voit ses racines dans le pays quelque peu fragilisées par le déclin de la pratique religieuse

C’est dans ce contexte qu’éclate l’opération « mains propres » (Manu pulite) lancée par des juges anticorruption. À la faveur de la lutte contre le terrorisme et les mafias, les magistrats avaient acquis un prestige nouveau en Italie. Des heurts les avaient opposés à l’autorité politique dès les années 1980. En février 1992, deux juges milanais, Antonio Di Pietro et Gherardo Colombo prennent en flagrant délit de versement occulte une personnalité importante du PSI, Mario Chiesa. Après plusieurs semaines de détention provisoire, il passe aux aveux. L’élu expose aux magistrats les dessous-de-table en usage à Milan pour obtenir des marchés publics et financer les partis de façon occulte.

C’est le début d’un tsunami: perquisitions, arrestations, incarcérations, dénonciations se succèdent à un rythme effréné. Un an après le début de ces enquêtes, les deux juges, renforcés par des collègues constitués en pool au tribunal de Milan, ont obtenu l’ouverture de 1.100 informations judiciaires et ont mis en examen 2.500 personnes pour corruption, abus de biens sociaux, détournements de fonds, selon le décompte de Pierre Milza. Parmi ces prévenus, 400 parlementaires, mais aussi une masse de chefs d’entreprises, industriels, banquiers, et hauts fonctionnaires. La presse relate chaque épisode du feuilleton politico-judiciaire qui donne le tournis. Milan, la capitale économique du pays, est affublé d’un nouveau surnom, « la ville des pots-de-vin » (Tangentopoli). Des manifestations de soutien aux juges sont organisées. Ceux qui s’interrogent sur le discernement des magistrats face à une telle avalanche de poursuites pénales (on déplorera plusieurs dizaines de suicides parmi les mis en examen) ne sont pas écoutés, voire accusés de complaisance envers les puissants. Presque tous les partis sont éclaboussés, au premier chef le parti socialiste italien. Or Bettino Craxi est aveugle face au retournement de l’opinion contre des pratiques longtemps tolérées avec le sourire.

Lorsque la Chambre refuse de lever son immunité pénale, une foule en colère l’attend, à Rome, à la sortie de l’hôtel Raphaël et lui jette des pièces de monnaie à la figure en criant «voleur!» (ladro!). Deux ans plus tard, cerné par les juges, Craxi s’enfuira en Tunisie comme un gangster traqué (condamné par contumace, il mourra à Hammamet). Mais la DC elle-même vacille. L’homme qui l’a incarnée pendant des décennies, Andreotti, aussi célèbre que controversé, des dizaines de fois ministre depuis 1946 et trois fois chef du gouvernement, quitte la présidence du Conseil en 1992 -cette fois-ci définitivement (nommé ensuite sénateur à vie, il obtiendra non-lieux ou acquittements pour toutes les poursuites engagées contre lui).

Aux législatives d’avril 1992, concomitantes avec le début de l’opération «mains propres» et alors que le pays est au bord de la banqueroute, la Ligue du Nord (fondée l’année précédente par Umberto Bossi, qui avait réussi à fédérer plusieurs ligues auparavant dispersées), perce pour la première fois et obtient près de 9% des voix. Une partie des habitants de la prospère Lombardie-Vénétie se reconnaissent désormais dans le discours très virulent de Bossi contre «Rome la voleuse» et «les profiteurs du Mezzogiorno». Les municipales de juin et novembre 1993, où les maires sont élus au suffrage universel direct pour la première fois, sont organisées alors que les enquêtes politico-judiciaires battent leur plein et que la crise morale est à son comble. La Ligue du nord emporte la mairie de Milan.

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De son côté, le MSI, exclu du pouvoir tant national que local, est le seul parti qui n’a pas été éclaboussé par les scandales. Son président, Gianfranco Fini, obtient 47% des voix à Rome et Alessandra Mussolini, la petite-fille du Duce, alors membre du MSI, plus de 44% des suffrages à Naples. La démocratie-chrétienne, très affaiblie par « mani pulite », a enfreint un tabou en s’alliant avec le MSI dans le sud du pays lors de ces municipales. Or partout ailleurs, la DC s’effondre de façon spectaculaire à ce scrutin et descend sous la barre des 10%. Tous les ingrédients d’un grand chambardement pour les droites italiennes paraissent ainsi réunis. Et les législatives anticipées alors tenues pour certaines contraignent les états-majors à s’organiser vite.

C’est alors que Silvio Berlusconi descend dans l’arène. Patron d’un empire immobilier et d’un grand groupe audiovisuel, propriétaire de l’AC Milan, il fonde, avec les cadres de ses entreprises, un parti politique, Forza Italia, (allez l’Italie). Berlusconi réussit à conclure un accord électoral avec la Ligue du nord, le MSI et un courant de droite de la DC en cours d’explosion. Cette coalition prend le nom de «Pôle des libertés» dans le nord et le centre, où Forza Italia s’allie avec la Ligue du Nord, et de «pôle du bon gouvernement» dans le sud, où Forza Italia s’unit au MSI. Ces deux appellations visent à surmonter la contradiction entre le libéralisme économique et l’aspiration au fédéralisme de la Ligue et l’attachement à l’Etat-nation du MSI.

Berlusconi justifie ces alliances et ce numéro d’équilibrisme par la nécessité de « faire barrage à la gauche ». L’homme, on le sait, a déchaîné les passionsIl Cavaliere a été longtemps l’intime de Craxi, et ses adversaires l’ont accusé de s’être lancé en politique pour bénéficier d’une immunité pénale tenant à distance les juges d’instruction qui s’intéressaient désormais à lui. Le souci d’éviter le démantèlement de son empire télévisuel en cas de victoire de la gauche a aussi été évoqué. Quoi qu’il en soit, s’agissant des rapports entre les droites en Italie, le rôle de Berlusconi a été décisif. Aux législatives et sénatoriales de mars 1994, organisées pour la première fois avec un mode de scrutin à dominante majoritaire, sa coalition emporte la majorité absolue à la Chambre (366 sièges sur 630) et la frôle au Sénat (155 sur 315). La coalition des centres est laminée et celle des gauches largement battue. Pour la première fois, des membres de la Ligue du nord et du MSI entrent au gouvernement. Ils obtiennent de surcroît des portefeuilles importants (l’Intérieur pour la Ligue, l’équivalent du ministère de la Culture pour le MSI).Au congrès de janvier 1995, le MSI se rebaptise Alliance nationale et adopte des motions condamnant toute forme de totalitarisme

En dépit de sa brièveté, (Berlusconi, lâché par la Ligue, démissionne dès décembre 1994), ce premier gouvernement des droites est de grande importance. Le score très élevé obtenu par le MSI aux élections de mars 1994 dans le cadre de son alliance avec Forza Italia accélère sa mue. Avant même le scrutin, il avait pris l’appellation de MSI-Alliance nationale. Puis au congrès de janvier 1995, le MSI se rebaptise Alliance nationale et adopte des motions condamnant toute forme de totalitarisme et le racisme. La législation raciale instituée par Mussolini en 1938 est qualifiée de «honte incommensurable». Le président du mouvement, Gianfranco Fini, se rend ensuite dans un lieu de la mémoire douloureuse de l’occupation allemande, les Fosses Ardéatines, près de Rome. Les SS ont tué là plusieurs centaines d’otages en 1944, dont de nombreux Juifs, après un attentat à la bombe contre des soldats allemands. Et Fini rend hommage aux victimes. Cet aggiornamento provoque le départ de radicaux (dont Alessandra Mussolini) qui fondent une organisation rivale, le MSI-Fiamma tricolore. D’autres groupuscules d’extrême-droite radicale existent par ailleurs.

L’accueil réservé à Alliance nationale pose la question de la mémoire de Mussolini en Italie. Dès les années 1990, les bouleversements politiques du pays se sont accompagnés d’un intense débat entre historiens sur la nature du régime fasciste. Renzo de Felice (1929-1996) souligne la spécificité du totalitarisme italien par rapport au national-socialisme, ce qui lui vaut d’être accusé de vouloir édulcorer, relativiser voire réhabiliter le régime de Mussolini. Claudio Pavone (1920-2016) jette un pavé dans la mare en publiant Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne (1991). Pour l’historien, lui-même ancien résistant, Mussolini, de 1943 à 1945, a bénéficié du soutien, dans l’Italie du nord, de fractions significatives de la population, de sorte que le terme de guerre civile s’impose pour désigner le conflit armé entre résistants et fascistes. Cette interprétation provoque un tollé car le récit officiel présentait les partisans de Mussolini comme une poignée de fanatiques à la solde de l’occupant allemand et sans assise sociale. Par ailleurs, qualifier ce conflit de guerre civile pouvait conduire, de la part du grand public qui n’avait pas lu le livre, à rehausser la dignité du vaincu, voire à renvoyer les deux camps dos à dos, ce qui n’était pas l’intention de Pavone. Sa thèse est aujourd’hui largement acceptée et l’expression de guerre civile ne semble plus faire scandale pour désigner ce pan de l’histoire italienne.

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Quoique ce ne fût nullement le dessein de leurs auteurs, que guidait seulement la recherche de l’exactitude, ces travaux historiques ont peut-être été accueillis d’autant plus favorablement par une partie de l’opinion qu’ils pouvaient être utilisés pour déculpabiliser la mémoire collective. Seul l’alignement de Mussolini sur Hitler à partir de 1938, que symbolise la législation antisémite sans suffire à l’expliquer, suscite aujourd’hui une condamnation vraiment unanime. Pour le reste, une partie du pays aime à penser que le régime fasciste, qui a longtemps bénéficié d’une réelle popularité, n’était qu’une pièce de théâtre, une sorte de blague sans conséquence. Il est pourtant établi que ce fut une entreprise totalitaire, inachevée assurément, d’une moindre gravité que le nazisme à l’évidence, mais cependant une entreprise totalitaire. La fin de la liberté politique et individuelle, le culte de la personnalité, le règne de la police, la bastonnade des opposants et le règne des petits chefs dans les villages ont marqué les esprits.

Néanmoins, dans le sud du pays, assez vite libéré par les Alliés et qui n’a pas souffert de la guerre civile, le chaos engendré par l’effondrement du régime en 1943 a favorisé, après-guerre, une sorte de nostalgie. Il n’est pas rare d’entendre rappeler que le Duce a lutté contre la mafia, ou soutenir qu’il a été le dernier urbaniste de Rome, la ville éternelle passant pour impossible à aménager depuis l’après-guerre. Aujourd’hui encore, le souvenir de Mussolini s’inscrit dans la pierre. À Naples, sur le mur extérieur de la poste centrale, on peut lire l’inscription suivante, qui rappelle l’année de son inauguration : « Anno 1936 XIV E. Fascista » (1936, an XIV de l’ère fasciste). Ce genre de traces est si fréquent dans l’urbanisme du pays que les Italiens ont jugé qu’il serait artificiel de les effacer.

Naturellement, la gauche ne croit pas à la sincérité de la conversion d’Alliance nationale devenue Frères d’Italie. Des intellectuels rappellent sans cesse les origines du parti de Meloni. Mais ses électeurs, aujourd’hui, à l’exception du noyau dur originel, estiment voter pour un parti classiquement conservateur-libéral. À leurs yeux, il comble un manque dans l’offre politique en Italie, car la DC était mal à l’aise avec les thèmes traditionnels de la droite comme le patriotisme et la nation. Pour les plus jeunes enfin, qui connaissent souvent très mal l’histoire de l’Italie contemporaine, en appeler à l’antifascisme est voué à l’échec, car la période 1922-1945 leur paraît bien lointaine et peu pertinente aux regards des problèmes du présent.

Ainsi s’explique sans doute le succès de la nouvelle configuration des droites italiennes. Berlusconi retrouve le Palais Chigi de 2001 à 2006, après avoir gagné les élections grâce à une coalition avec les mêmes alliés qu’en 1994. Gianfranco Fini devient ministre des affaires étrangères. Puis président de la Chambre des députés sous la législature suivante. Après de nombreuses péripéties, le leadership des droites est échu un temps au nouveau président de la Ligue du nord, Matteo Salvini. En 2017, il rebaptise son parti la Ligue pour lui faire abandonner sa ligne régionaliste et accentue son opposition à l’immigration. Salvini devient vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur dans un gouvernement de coalition avec le Mouvement 5 étoiles (2018-2019).Après les élections de 2022, c’est au tour de Giorgia Meloni, présidente de Frères d’Italie, d’emporter le leadership au sein de la coalition de droite aux trois partis désormais habitués à s’allier

Après les élections législatives et sénatoriales de 2022, c’est au tour de Giorgia Meloni, présidente de Frères d’Italie, d’emporter le leadership au sein de la coalition de droite aux trois partis désormais habitués à s’allier (Forza Italia, la Ligue et Frères d’Italie, issu d’Alliance nationale). Meloni est, depuis, présidente du Conseil. De même que, dès 1999, un ancien dirigeant du Parti communiste italien devenu social-démocrate, Massimo d’Alema, avait accédé à la même fonction.

On le voit, de nombreuses causes expliquent le bouleversement politique qu’a connu l’Italie depuis les années 1990. De l’autre côté des Alpes, l’élection reine est l’élection des députés et sénateurs, qui pousse puissamment à des coalitions, et non l’élection présidentielle comme en France. Et la gauche italienne elle-même a beaucoup évolué. Aucun groupe parlementaire de gauche, aujourd’hui, ne comporte les mots «communiste» ou «socialiste» dans son nom. Chez nos voisins, surtout, aucune autorité en position de surplomb n’est plus en mesure d’imposer une sorte de norme de comportement au corps électoral. La société civile compte davantage qu’en France, car l’Etat est plus faible et moins central. Les identites régionales et municipales demeurent puissantes. L’ensemble donne le sentiment d’une sorte de plasticité et de négociation permanente des Italiens entre-eux, conforme à la réputation du pays, depuis des siècles, de constituer un laboratoire politique en Europe.

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