« Les Loups gris, ultranationalistes turcs, sèment la peur en Europe »

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VU D’AILLEURS — Les désordres qui ont secoué Vienne replacent sous les feux des projecteurs ces extrémistes de droite, férocement antieuropéens.
Par LENA
Le Figaro
17 juillet 2020.

Par Marco Ansaldo (La Repubblica)

– Avec leur visage farouche, leur barbe non rasée et leurs doigts en cornes — ce geste désormais devenu célèbre symbolise la gueule et les oreilles du loup —, les ultranationalistes turcs sévissent à nouveau en Europe. En réalité, ils ne sont jamais vraiment partis. Mais les récents désordres qui ont secoué Vienne, des affrontements qui, pendant plusieurs jours, ont opposé des nationalistes turcs à des manifestants kurdes et antifascistes, troublant ainsi la paisible tranquillité autrichienne, mettent à nouveau en lumière ces extrémistes de droite, férocement antieuropéens, cyniquement antichrétiens et résolument panturcs, qui sont accueillis et vivent dans de nombreuses villes européennes auxquelles ils sont farouchement opposés.

À Vienne, les émeutiers ont pris d’assaut les rues du centre-ville. Les nationalistes turcs ont dispersé au moins trois rassemblements kurdes à coups de pierres et de feux d’artifice. Les jours suivants, c’est le ministre des Affaires étrangères Alexander Schallenberg, accusé d’avoir reproché aux autorités turques locales de «mettre de l’huile sur le feu au lieu de stopper l’escalade de la situation», qui a été la cible de menaces. Le gouvernement autrichien a alors convoqué l’ambassadeur turc, et Ankara a fait de même de son côté, en s’entretenant avec le représentant diplomatique de Vienne.

Ces incidents ont ainsi posé la question de la présence, plutôt embarrassante, d’un si grand nombre d’ultranationalistes turcs sur le territoire européen. 

Ces incidents ont ainsi posé la question de la présence, plutôt embarrassante, d’un si grand nombre d’ultranationalistes turcs sur le territoire européen. La Suisse, la Belgique, l’Allemagne et la France, où la force politique et populaire des anciens Loups gris est particulièrement importante, sont désormais en alerte. Le 15 juillet, à l’occasion de l’anniversaire de la tentative de coup d’État contre le gouvernement turc — aujourd’hui soutenu par les nationalistes —, les Loups gris ont organisé un cortège à Lucerne, une entreprise à laquelle les Kurdes ont répondu par une contre-manifestation. La police est en alerte.

Ces événements ne sont autres que le reflet de la réalité politique et sociale turque, une réalité complexe qui se transpose ici à l’étranger. Si le nombre de Kurdes vivant en Europe est si élevé, c’est parce que ces derniers proviennent majoritairement des zones de guerre du sud-est de l’Anatolie ; des milliers d’entre eux sont en fuite ou en exil.

Quant aux électeurs du parti conservateur d’origine religieuse fondé par le président Recep Tayyip Erdogan, ils sont eux aussi particulièrement nombreux en Europe. L’Allemagne, par exemple, compte aujourd’hui plus de 3 millions de Turcs, dont un demi-million de Kurdes, sur son territoire. En Suisse, Tessin inclus, les Kurdes jouissent également d’une présence importante.

Cependant, les ultranationalistes font eux aussi partie du tableau. Ils sont rassemblés au sein de l’Union démocratique turque, souvent reçue à Ankara et très probablement financée par les autorités sur place. Beaucoup d’entre eux sont les disciples d’Abdullah Catli, grand baron de la criminalité turque mort dans un mystérieux accident de la route, leader d’un groupe politique d’extrême droite, témoin clé de l’attentat commis contre le pape, dans lequel les Loups gris ont tout au moins joué un rôle d’exécutants. Ce qu’on a vu à Vienne ou à Lucerne risque aujourd’hui de se répéter à Amsterdam, Bruxelles ou Stockholm.

 

Les Loups gris ont toujours joui d’une grande force en Turquie. Ils ont établi leur tanière à Malatya, «la ville des abricots», des fruits généreux et juteux comme il n’en existe pas en Europe. Mais c’est également le centre de diffusion d’un nationalisme dévastateur. Mehmet Ali Ağca, celui qui a tiré sur le pape Jean-Paul II, est né et a été formé sur place. À l’époque, il faisait partie des «Jeunes idéalistes», un mouvement de jeunes qui représentait un pilier important de la structure, idéologiquement subversive. Nous parlons ici d’une période à cheval sur les années 80, une époque où le monde, Italie comprise, était pris au piège de la logique Est-Ouest, avec ses groupes radicaux aux tendances opposées. Et dans les années 80, la Turquie se relevait à peine de son troisième coup d’État militaire.

À l’époque, les ultranationalistes turcs souhaitaient s’affirmer en tant que mouvement à l’échelle internationale. Et c’est au jeune Mehmet Ali Ağca, alors âgé d’à peine 20 ans, détenu dans la prison de haute sécurité de Kartal Maltepe, sur la rive asiatique d’Istanbul, que fut confié la tâche d’élaborer un plan. Lors d’une réunion avec d’autres chefs de l’extrême droite, tous incarcérés pour des crimes divers, il eut l’idée de concentrer l’attention du monde sur les Loups gris en réalisant un coup d’éclat: il fallait éliminer un personnage international d’importance majeure. Parmi les cibles envisagées, la Première ministre britannique Margaret Thatcher, la présidente du Parlement européen Simone Veil, le secrétaire général des Nations unies Kurt Waldheim ou encore le leader du PCUS Léonid Brejnev. Mais toutes ces possibilités furent finalement écartées. C’est le pape polonais, leader mondial par excellence, qui constituait la meilleure cible. C’est ainsi qu’en novembre 1979, trois jours avant la visite de Jean-Paul II en Turquie, Mehmet Ali Ağca, parvenu à s’évader de prison grâce à l’aide de militaires, enverra au quotidien Milliyet une lettre dans laquelle il menace de «tuer le chef des chrétiens». Il ne parviendra pas à mener son projet à bien du premier coup, mais réessaiera 18 mois plus tard, dans le cadre d’une préparation minutieuse qui le conduira dans plusieurs pays: c’est finalement place Saint-Pierre qu’il commettra son méfait, blessant grièvement le pape. Si le souverain pontife s’en est sorti à l’époque, c’est parce qu’heureusement, la première des deux balles s’était logée à un millimètre et demi de l’artère iliaque.

Une histoire faite de sang

L’histoire des Loups gris est une histoire faite de sang. Parmi les crimes les plus atroces commis par ce groupement, celui du directeur du Milliyet, Abdi Ipekci, pour lequel Ağca fut condamné. À la fin des années 90, les dirigeants du groupe comprirent enfin que la lutte armée n’aboutirait à aucun résultat concret et transformèrent la structure en véritable formation politique. Ce fut une bonne décision. Le Parti d’action nationaliste (MHP) était né. Et il fut récompensé par sa base électorale, particulièrement forte en Anatolie. Les anciens Loups accédèrent au gouvernement, où ils réussirent à imposer un vice-premier ministre ainsi que plusieurs ministres. Ils abandonnèrent les armes au profit de vestes et costumes croisés. Mais la mentalité du parti, en particulier celle de son arrière-garde, demeurait à bien des égards la mentalité impulsive et violente des débuts, une mentalité chère au fondateur Alparslan Türkeş.

Au fil du temps, les dirigeants du parti ont fini par se conformer à une idéologie de droite populiste, toujours très appréciée en Turquie. Aujourd’hui, cela fait plusieurs années que le MHP, dont le président n’est autre que Devlet Bahceli, à la tête de la structure depuis au moins 20 ans, est le troisième parti au Parlement.

Mais surtout, il soutient le gouvernement et le parti d’Erdogan, avec lequel il a conclu un accord et formé une coalition en vue des élections. Cependant, les ambitions expansionnistes des anciens Loups gris ne s’arrêtent pas à la frontière de leur patrie. Voilà pourquoi leur voix et leurs célèbres doigts en cornes font aujourd’hui peur à toute l’Europe.

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