Zhang Zhang: «Ma réponse à ceux qui voient du racisme dans la composition ethnique des orchestres classiques»

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TRIBUNE – Membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, cette violoniste renommée répond à la polémique lancée, début janvier, par le musicien Ibrahim Maalouf sur le manque de diversité au sein de l’Orchestre Philharmonique de Vienne.

23 février 2021. LE FIGARO.

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Violoniste renommée, Zhang Zhang est membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo (pupitre des premiers violons). Également entrepreneur social, elle a fondé et dirige une association caritative, ZhangomusiQ, qui organise des concerts dont les recettes sont intégralement reversées à des oeuvres. Née en Chine pendant la Révolution culturelle maoïste, Zhang Zhang a émigré en Thaïlande à l’âge de 10 ans, puis au Canada. Elle a poursuivi sa formation musicale aux États-Unis puis en Suisse.


M. Ibrahim Maalouf, trompettiste et compositeur réputé, par un tweet le 1er janvier 2021, a mis en cause le «manque de diversité dans le célèbre Wiener Philharmoniker». J’ai pris la liberté de lui répondre sur ce réseau social. Une polémique a alors commencé.

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Nous aurions peut-être pu accepter d’être en désaccord, mais les choses ont pris une autre tournure. Le 12 janvier 2021, M. Maalouf, à la différence de moi, a été invité à l’émission «C à Vous» sur France 5, et a pu présenter sa version de cette polémique au public français. Comme on ne m’a pas offert la possibilité de donner ma version, je suis reconnaissante à FigaroVox de le faire. C’est pour moi une sorte de droit de réponse aux propos qui ont été tenus dans cette émission.

Mauvaise foi et allégations gratuites

Au début de cette émission, M. Maalouf et Mme Aliette de Laleu [journaliste et chroniqueuse à France Musique, NDLR] ont tous deux affirmé que le manque d’artistes issus de minorités ethniques et de musiciennes au sein de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, ainsi que dans l’ensemble du secteur de la musique classique, est nécessairement dû à une discrimination systémique, sexiste et raciste. C’est une grave accusation. L’argument de l’existence d’un paravent lors du concours de recrutement, que j’avançais pour défendre le secteur de la musique classique est un signe de mauvaise foi, ont-ils ajouté. Selon eux, le paravent est totalement inutile, car la discrimination se produit quand même.

Le paravent a été installé dans les années 1970, après que le Philharmonique de New York a été poursuivi pour discrimination raciale par deux musiciens afro-américains. À l’époque, il y avait 6% de femmes dans les grands orchestres symphoniques. Depuis la mise en place des auditions à l’aveugle, le nombre de femmes artistes a considérablement augmenté: elles sont 30% dans l’Orchestre symphonique de Boston, et 50% dans l’Orchestre Philharmonique de New York. Plus de femmes gagnent des auditions car plus de femmes se présentent comme candidates.

Au sein de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, dont je suis membre depuis 2000, sur les 88 musiciens représentant 17 nations et dirigés par un chef d’orchestre japonais, il y a 30 femmes et 58 hommes. Sur les 39 musiciens recrutés depuis 2000, 23 sont des femmes, dont 11 occupent des postes de solistes.

Bien qu’il n’existe pas de documentation officielle indiquant le sexe et l’origine ethnique des candidats qui ont présenté leur candidature au cours des 20 dernières années, j’ai fait quelques recherches et consulté notre régisseur général, responsable de l’organisation de tous les concours, et notre pianiste qui accompagne les candidats au concours. Au cours des 20 dernières années, je ne me souviens que d’un seul candidat de la diversité (non asiatique), un jeune musicien talentueux d’origine africaine, et il a remporté le poste de deuxième soliste. Après deux ans avec nous, il est passé à un poste supérieur de premier soliste dans un des plus grands orchestres symphoniques français de niveau national.Accuser sans démontrer serait aussi absurde que de déduire que le PSG est coupable de sinophobie puisque nous ne voyons aucun joueur d’Asie orientale dans l’équipe.

Si l’on prétend démontrer la «discrimination concrète et systématique» qui existerait dans les orchestres européens pour notre génération, que ce soit lors du concours (avec ou sans paravent), ou lors de la période d’essai, il convient de fournir des données factuelles sur le nombre de candidats de la diversité qui se sont effectivement présentés. Pour avoir un véritable cas de discrimination, il faudrait d’abord un véritable candidat. Porter l’accusation sans vérifier ce lien serait aussi absurde que de déduire que le PSG est coupable de sinophobie puisque nous ne voyons aucun joueur d’Asie orientale dans l’équipe. Si quelqu’un parvenait à une telle conclusion, sans fournir de preuve du nombre de joueurs asiatiques qualifiés qui ont été rejetés sur la seule base de leur couleur de peau, cela constituerait, à mon avis, un signe de mauvaise foi.

Au cours de cette émission sur France 5, le patrimoine historique de la musique classique a été accusé d’offrir peu de possibilités aux femmes et aux non-européens. Et les participants en ont déduit qu’existaient un racisme et un sexisme généralisés dans le secteur de la musique classique. À mon avis, ces exemples serviraient bien mieux d’instrument de mesure pour observer les progrès que nous avons réalisés au cours des dernières décennies, au lieu d’être brandis avec obstination comme la preuve d’un péché originel, une arme pour faire honte et discréditer tout notre métier.

Certes, je connais le cas de la harpiste Anna Lelkes qui a dû attendre 26 ans pour devenir membre titulaire. Et le cas d’un candidat japonais qui a été rejeté par le jury en raison de ses origines, selon les mémoires de l’ancien président de l’Orchestre Philarmonique de Vienne Otto Strasser, publiées en 1970. Mais certains ne parlent de rien d’autre lorsqu’ils évoquent cet orchestre. Les mêmes ne mentionnent pas toujours le nombre de femmes qui se sont intégrées depuis en son sein, y compris un violon solo principal. Et ils ne semblent pas se soucier du nombre de nationalités différentes présentes dans cet orchestre. Peut-être parce qu’ils sont trop occupés à être consternés par la couleur de peau des artistes?Dans l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo, aujourd’hui, sur 16 premiers violonistes, seuls 6 sont des hommes.

Lorsque j’ai rejoint l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, et ce dans la section du premier violon en 2000, sur 15 violonistes, il n’y avait que deux femmes avant notre arrivée. Maintenant la section des premiers violonistes compte 16 membres, et seuls 6 sont des hommes. Sur les 4 postes de violon solo, 3 sont des femmes. Un aspect important de notre milieu professionnel qui n’est presque jamais mentionné au grand public: il n’y a pas de différence de salaire entre les hommes et les femmes dans un orchestre symphonique. Les musiciens sont payés en fonction du poste qu’ils occupent, le salaire est fixé en fonction de la fonction, et non en fonction de la biologie de l’artiste. À cet égard, je crois que nous sommes en avance sur de nombreux autres secteurs où les femmes sont beaucoup moins bien rémunérées que leurs collègues masculins.

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«L’échec social gobal» de la musique classique, vraiment, comme l’a affirmé un participant à la même émission sur France 5? Alors que dans de nombreuses régions du monde, des filles sont mutilées au nom de la tradition, empêchées d’accéder à l’éducation, privées de la liberté de choisir leur partenaire de vie, victimes de violences et d’abus, même en Europe, certaines femmes doivent encore fournir un certificat de virginité avant le mariage… Je ne pense pas qu’un orchestre symphonique soit le premier champ de bataille des authentiques militantes qui luttent pour «l’empowerment» des femmes!

Les croyances et les faits

Il y a une différence entre avoir de la musique dans sa vie et faire sa vie dans la musique. Pour devenir un instrumentiste classique de haut niveau, il faut en moyenne 15 à 20 ans d’études continues, qui commencent dès le plus jeune âge, selon l’instrument, parfois dès 3 ans. La durée de la pratique individuelle peut aller de 3 à 8 heures par jour. Tous les enfants ne souhaitent pas suivre une telle voie, qui nécessite d’abandonner d’autres activités et études en cours de route. Tous les parents ne souhaitent pas voir leur enfant s’engager dans une telle carrière. Même une fois arrivé au niveau professionnel, la concurrence est forte, et dans cette profession, il ne faut jamais cesser de s’entraîner, tout comme un athlète de haut niveau ne peut s’arrêter pas de s’entraîner. On n’a jamais fini, même les maîtres de haut niveau doivent travailler assidûment chaque jour pour maintenir leur art.On m’a crié que « la musique donne peu ou pas d’accès aux enfants de la diversité, souvent défavorisés ». N’ayant pas étudié en France, j’ai fait quelques recherches. Et mes conclusions contredisent ces affirmations.

Si nous souhaitons voir plus de diversité dans les grands orchestres symphoniques, nous avons d’abord besoin d’enfants issus de la diversité qui choisissent de faire de la musique la carrière de toute une vie. Au cours des dernières semaines, j’ai reçu plusieurs commentaires sur les médias sociaux me criant que «la musique classique est intrinsèquement élitiste», «elle donne peu ou pas d’accès aux enfants de la diversité qui sont souvent défavorisés économiquement.» N’ayant pas étudié en France, j’ai fait quelques recherches. Et mes conclusions contredisent ces affirmations: un de mes meilleurs amis a grandi à Choisy-Le-Roi dans les années 1970, ses parents payaient entre 60 et 100 francs par an pour qu’il étudie la guitare et le violoncelle au conservatoire local, le prêt d’instruments était inclus.

Le photographe de mon équipe a étudié le violon pendant dix ans, enfant, dans une école de musique de Landerneau à la fin des années 1990. La cotisation annuelle était d’environ 600€, la location de l’instrument 100€. D’autres amis m’ont raconté que leurs quatre enfants ont pris des cours de musique à l’école de musique de leur commune da banlieue parisienne, car la cotisation était variable selon les revenus des parents pour rendre les cours accessibles à tous (http://crr.paris.fr grilles_tarifaire_du_CRR_de_Paris.html).

J’ai fait des demandes similaires à des amis en Autriche: beaucoup d’écoles de musique sont entièrement gratuites. À Vienne, 31 écoles de musique et 52 écoles élémentaires proposent des cours de musique et de chant. Les écoles de musique dispensent des cours accessibles jusqu’à l’âge de 25 ans. Pour les écoles payantes, un semestre coûte entre 54€ et 311€ selon l’instrument. En France, des remarquables programmes éducatifs musicaux tels que Démos, Orchestre à l’Ecoles, Un violon dans mon école, apportent la musique directement aux écoliers.La musique classique, perçue comme « élitiste », est plus accessible que les concerts de musique « populaire ». Combien coûtent les billets pour entendre des artistes célèbres à Bercy ?

Il existe de nombreux concerts gratuits tout au long de l’année, en Autriche comme en France. Le prix des billets pour tous les concerts de musique classique comprend un tarif accessible pour les jeunes et les étudiants. À la Philharmonie de Paris, les billets sont à partir de 8 euros pour les jeunes jusqu’à 28 ans. D’autres tarifs réduits sont prévus pour les demandeurs d’emploi, les bénéficiaires du RSA ou de L’APSA, etc. (www.philharmoniedeparis.fr). Récemment, un programme remarquable de Tchaïkovski et Berlioz a été donné les 27 et 28 janvier 2021 par l’Orchestre de Paris dirigé par le Maestro Paavo Järvi à la Philharmonie, et ces représentations diffusée en live étaient entièrement gratuites. L’art perçu comme «élitiste» est en réalité plus accessible que les concerts de musique «populaire» (combien coûtent les billets pour entendre des artistes célèbres à Bercy?). Alors, faut-il encore affirmer que la musique classique serait «fermée»?

Et si les enfants issus de minorités préfèrent suivre la voie d’artistes musicaux de styles différents, qui est en droit de leur dire qu’ils doivent avoir envie de jouer de la musique classique? En 2020, l’Artiste féminine francophone de l’année était la chanteuse Aya Nakamura, récemment nous avons beaucoup lu sur l’artiste Camelia Jordana qui vient de terminer un double disque, ou M. Maalouf lui-même, qui est un célèbre musicien de jazz et compositeur. Ces artistes ne sont-ils pas aussi des modèles légitimes à suivre? Ou prétend-on que la musique classique est supérieure aux autres styles musicaux? À tel point qu’elle serait devenue un enjeu pour la poli-tique?Lors de l’émission C à Vous, la philosophie exprimée par des membres de l’Orchestre Philharmonique de Vienne a été décrite comme un désir de « pureté ethnique » (sic).

Une expression particulière prononcée lors de ce débat dans l’émission C à Vous a attiré mon attention: Madame Aliette de Laleu, journaliste, a décrit la philosophie exprimée par des membres de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, qui consiste à rechercher la cohésion artistique, comme un désir de «pureté ethnique» (sic). Une telle expression, extrêmement connotée, porte un lourd fardeau. Cette appréciation est-elle vraie? La cohésion stylistique d’un orchestre est-elle comparable à une volonté de «pureté ethnique»?

Il y a des artistes qui sont capables de transcender de nombreux styles musicaux avec autant de virtuosité et de maîtrise artistique, le grand guitariste de jazz John McLaughlin en est le parfait exemple. Mais ils sont rares. Une chanteuse d’opéra lyrique n’est pas systématiquement interchangeable avec une diva pop. Une ballerine russe de haut niveau ne danse pas nécessairement le tango ou le hip-hop avec la même maîtrise, et vice versa. Au sein de la musique classique, il existe des écoles de styles distinctes: l’esthétique de la célèbre «petite harmonie» française est très différente de celle de leurs collègues formés dans les traditions germaniques. Comme les peintres peuvent adhérer à diverses écoles, le même paysage peint par André Derain serait différent de celui de Egon Schiele, mais les deux peuvent être d’une beauté sublime. Même si nous semblons tous jouer la même musique avec les mêmes instruments, il existe des différences de goût et d’expression artistique.Même si la musique classique est appréciée partout, c’est une forme artistique originaire d’Europe, et l’une des plus ouvertes. Le fait que j’occupe un poste dans un orchestre symphonique européen témoigne de cette ouverture.

Il est injuste de considérer comme déraisonnables ou discriminatoires les choix des orchestres et des ensembles qui souhaitent recruter des artistes parlant le même «langage» musical. Le célèbre théâtre Kabuki du Japon, une tradition de 400 ans avec uniquement des artistes masculins et japonais, ne recrute que parmi les jeunes artistes formés par eux-mêmes, souvent de père en fils. Il est vénéré par l’Unesco en tant que patrimoine culturel immatériel de l’humanité, encouragé à préserver sa tradition culturelle unique.

Un respect similaire est accordé à de nombreuses formes d’art et traditions culturelles dans le monde entier. Même si la musique classique est largement apprise et appréciée partout sur la planète, c’est une forme artistique originaire d’Europe, et à mon avis l’une des traditions culturelles les plus ouvertes et les plus inclusives. Chacun d’entre nous, musiciens classiques, est d’abord un disciple et suit un maître pendant des années. Ainsi notre art se transmet d’un humain à l’autre, sans distinction de sexe ou d’origine ethnique. Le fait que j’occupe un poste dans un orchestre symphonique européen témoigne de cette ouverture.Dans d’autres régions du monde, il existe des orchestres symphoniques composés uniquement d’artistes asiatiques, africains, sud-américains et arabes. Les critiquons-nous pour leur manque de diversité?

En outre, dans d’autres régions du monde, il existe des orchestres symphoniques composés uniquement d’artistes asiatiques, africains, sud-américains et arabes. Critiquons-nous aussi ces ensembles pour leur manque de diversité? Réclamer d’un orchestre qu’il reflète la composition ethnique de la ville ou du pays qu’il représente n’a aucune raison artistique. Exigeons-nous de la prochaine équipe française qu’elle fasse de même lorsqu’elle ira à la Coupe du monde? Ou aux Jeux Olympiques? Au Vendée Globe? Au Tour de France?

Des attaques indignes

M. Maalouf indique dans «C à Vous» qu’il a reçu des menaces de mort depuis notre désaccord sur Twitter. Je suis très choqué d’entendre cela. Personne ne devrait être soumis à ce genre de violence. J’espère que M. Maalouf a envisagé des poursuites judiciaires contre les auteurs. La liberté d’expression signifie que chacun d’entre nous a le droit d’avoir une opinion. Et la censure par des pressions extérieures et des menaces de violence n’est jamais acceptable. Je voudrais rassurer M. Maalouf: celui qui lui a fait des menaces aussi ignobles n’a rien à voir avec moi, et je ne crois pas que quiconque dans le monde des orchestres symphoniques désirerait se comporter ainsi.

De mon côté, je n’ai reçu aucun message aussi violent, seulement les railleries habituelles telles que «vous êtes une espionne pour le gouvernement chinois», «vous n’êtes rien d’autre qu’un robot fabriqué dans une usine chinoise», «vous n’êtes qu’une musicienne anonyme jalouse travaillant dans un orchestre obscur, vous n’avez pas le droit de parler», etc. Cependant j’ai été informé par la hiérarchie de mon Orchestre à Monaco qu’une personnalité importante de la télévision française, qui se disait être un ami de M. Maalouf, avait téléphoné pour demander s’il y avait un moyen de me «faire taire». Pas la même gravité que les menaces de mort bien sûr, mais néanmoins désagréable.

M. Maalouf parle de la douleur qu’il a subie en raison de «fausses informations». Il évoquait une accusation antérieure dont il a été déclaré innocent par la justice [Ibrahim Maalouf, en 2018, avait été condamné en première instance par le tribunal correctionnel de Créteil à 4 mois de prison avec sursis pour agression sexuelle sur mineure, et a été relaxé par la Cour d’appel de Paris en 2020, NDLR].

Alors que je le regardais parler à la télévision de sa colère et de sa tristesse face à ces accusations, je me suis posé une question: pourquoi m’a-t-il fait la même chose?M. Maalouf a fouillé dans mon passé. Il a trouvé une interview de 2011, et réalisé, en l’isolant de son contexte, une capture d’écran de la phrase où je parlais du moment le plus difficile de mon enfance.

M. Maalouf a fouillé dans mon passé. Il a trouvé une interview de 2011, et réalisé, en l’isolant de son contexte, une capture d’écran de la phrase où je parlais du moment le plus difficile de mon enfance: lorsque mes parents ont dû prendre l’impossible décision de savoir quel enfant laisser derrière eux alors que nous étions autorisés à quitter la Chine à la fin de la révolution culturelle.

Si M. Maalouf voulait me faire du mal, il a réussi. J’ai toujours ressenti une profonde tristesse et une grande culpabilité envers mon petit frère, qui n’avait que 6 ans lorsque nous sommes partis. Les membres de la famille avec qui nous l’avons laissé n’ont pas toujours été gentils avec lui. Enfant, mon frère a subi des mauvais traitements psychologiques. Ces parents lui ont souvent dit: «Tu es un mauvais enfant, personne ne veut de toi, même tes parents t’ont laissé, parce que tu ne vaux rien». Cette séparation reste une blessure profonde dans mon cœur. Je n’avais pas même 10 ans à l’époque, c’était un choix qui a été proposé à mes parents pour les dissuader, les empêcher de partir. Il est facile de porter un jugement en disant: «Comment des parents pourraient-ils laisser leur enfant!». C’est facile lorsque votre propre gagne-pain et votre liberté ne sont pas en jeu.M. Maalouf s’est cru autorisé à m’accuser publiquement d’avoir oublié mon passé. Je souhaite répondre : non, Monsieur, je n’ai pas oublié.

M. Maalouf blâme-t-il également les migrants et les réfugiés qui fuient la pauvreté, la persécution et la guerre pour avoir laissé des êtres chers derrière eux? M. Maalouf est un enfant d’immigrés, je suis moi-même une immigrée, les réalités d’un enfant immigrée ne sont pas pour moi une histoire qui m’aurait été racontée par des parents dans le confort d’une éducation bourgeois parisienne. J’étais là, avec mon violon demi-taille, vivant la vie d’un saltimbanque, luttant pour la survie, jour après jour.

M. Maalouf s’est cru autorisé à m’accuser publiquement d’avoir oublié mon passé. Je souhaite répondre: non, Monsieur, je n’ai pas oublié. Ni les 9 mètres carrés de notre maison familiale pour quatre personnes, ni le jour où la police chinoise est venue arrêter mon père pour avoir assisté aux rassemblements de Tian An Men en l’honneur de Zhou EnLai. Le «cousin riche» en Thaïlande qui aurait payé mes études, selon le tweet de M. Maalouf, était le cousin de ma mère qui ne parlait même pas chinois. On nous a donné le vestiaire à côté de sa piscine pour y vivre pendant un an. Nous étions invités à dîner avec lui chaque soir, mais pendant la journée, quand il était au bureau ou jouait au golf, nous étions à la merci des employés de maison: si le cuisinier nous oubliait ou ne voulait pas se donner la peine de nous faire à manger, nous devions avoir faim, en attendant le repas du soir, trop honteux pour protester. En outre, ce cousin ne nous donnait pas d’argent et ne payait pas mes études.L’Europe est l’endroit où je me sens chez moi. Mon association caritative a été créé à partir de la gratitude que j’éprouve pour toute la bienveillance qui m’a été donnée en cours de route.

J’ai obtenu mon premier emploi à l’âge de 11 ans dans l’Orchestre symphonique de Bangkok. Mes parents n’avaient pas d’argent pour m’envoyer à l’école. La première fois que j’ai fréquenté l’école de façon régulière, c’était à l’âge de 18 ans, lorsque j’ai reçu une bourse complète pour Rice University à Houston, aux Etats-Unis. M. Maalouf a raison lorsqu’il dit que je ne suis pas arrivé seule, enfant immigrée sans le sou, à devenir musicien professionnel. J’ai reçu beaucoup de soutien de la part de nombreuses personnes bienveillantes tout au long du chemin. De mes maîtres qui ont échappé aux persécutions nazies et soviétiques; des gens de Monaco qui m’ont fait sentir bienvenue. Même si je n’ai pas de famille en Europe, c’est l’endroit où je me sens chez moi. ZhangomusiQ a été créé à partir de la gratitude que j’éprouve pour toute la bienveillance qui m’a été donnée en cours de route.

Depuis 2005, nous avons organisé plus de 70 concerts dont 100% des recettes sont reversées à divers projets humanitaires et écologiques en cours. Nos concerts ont bénéficié à des ONG dans plus de 35 pays. Citons, parmi leurs actions, la construction de deux écoles pour filles en Afghanistan, l’accès à l’eau potable dans des villages du Cameroun, des bourses d’études aux orphelins aveugles en Asie du Sud-Est, des aides aux femmes victimes de la guerre au Congo afin de leur permettre de se reconstruire, des aides aux victimes de catastrophes naturelles, aux personnes âgées vivant dans la pauvreté en France, et, par ailleurs, la conservation et le sauvetage des tortues marines de Méditerranée.

Depuis 2017, avec le soutien généreux du Gouvernement Princier de Monaco, nous avons entrepris une tournée mondiale de trois ans avec le guitariste de jazz Leopoldo Giannola, réalisant des concerts à but philanthro-pique en Europe, en Asie, et en Afrique. Plus près de chez moi, je me pro-duis chaque mois avec la pianiste Elzbieta Ziomek Fringant au Centre de gérontologie pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer et les personnes âgées des Ehpad de Monaco, très isolés pendant les longs mois d’enfermement. Ce n’est peut-être pas très glamour, mais quand une pièce remplie de personnes de 90 ans chante l’Hymne à l’amour à l’unisson avec moi, ce sont les plus beaux moments à mes yeux.

Conclusion

Je crois dans le changement par l’action, quelle que soit l’ampleur du projet, même s’il s’agit d’aider un seul enfant, une seule personne âgée, ou de sauver une petite parcelle de la nature. Chacun peut faire quelque chose pour rendre le monde meilleur. Au lieu d’accusations, choisissons la participation. Au lieu de la division, la coopération. Le secteur de la musique a affronté son plus grand défi en raison de la pandémie mondiale, il est temps de faire preuve de plus de solidarité, le progrès peut être mieux réalisé lorsque nous travaillons tous ensemble.

Enfin, je saluerai l’initiative de M. Maalouf visant à créer un nouvel orchestre destiné à faire participer des artistes issus de la diversité. Si M. Barenboim en est l’inspirateur, le projet sera certainement couronné de succès. Quant à l’invitation à venir y travailler que M. Maalouf m’a adressée, lancée lors de sa participation à l’émission «C à Vous», je lui réponds: merci pour le geste, s’il vous plaît, offrez la place à quelqu’un qui n’a pas encore de poste dans un orchestre, quelqu’un qui peut tirer bénéfice d’une telle opportunité plus que moi.

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La musique est un langage humain. Dans toutes les régions du monde, les gens chantent, dansent, font de la musique depuis le début des temps. Même si nous ne parlons pas la même langue, nous pouvons comprendre les chansons des uns et des autres. La diversité des langues et des cultures musicales est un témoignage de notre humanité commune. De l’Opéra de Pékin aux chants des Massaïs, du Mississippi Blues à l’Altaï Khai, la musique est notre héritage commun, dans toute sa variété et sa beauté, unissant tous les humains par son universalité.


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