CHRONIQUE. Dans le bras de fer qu’Erdogan a engagé avec elle, il est plus que temps que la communauté internationale s’impose avec fermeté.

Par Gérard Araud. Publié le 31/10/2021 LE POINT
Ce n’est pas tous les jours qu’un chef d’État d’un pays membre de l’Otan annonce expulser les ambassadeurs de dix pays occidentaux, dont les États-Unis, la France et l’Allemagne. Qu’Erdogan n’ait pas mis sa menace à exécution atténue le scandale, mais ne le fait pas disparaître. Or, cet éclat ne se produit pas dans un ciel serein.
En effet, les occasions récentes n’ont pas manqué pour la communauté internationale d’être confrontée à des initiatives turques déstabilisantes, voire agressives, de l’envoi de mercenaires arabes pour soutenir le gouvernement de Tripoli au soutien militaire en hommes et en matériel à l’Azerbaïdjan dans sa guerre avec l’Arménie, en passant par des revendications extravagantes aux dépens des eaux territoriales grecques et chypriotes. N’oublions pas les incursions militaires en Syrie et en Irak et le soutien à des mouvements djihadistes, dans un contexte plus large de complaisance à l’égard des Frères musulmans, au Moyen-Orient comme en Europe.
Cet activisme brouillon a d’ailleurs contraint la France à réagir. À l’été 2020, alors que la Turquie s’apprêtait à envoyer un navire de recherche pétrolière dans les eaux grecques et chypriotes, le président de la République a décidé de positionner dans la zone des moyens navals et aériens pour signaler la solidarité de notre pays avec ses deux partenaires européens. Le navire est resté à quai. L’accord de coopération stratégique signé avec la Grèce confirme cette fermeté de la France en Méditerranée orientale.
La politique intérieure en question
Que cherche donc la Turquie ? La première réponse est d’incriminer les difficultés intérieures d’Erdogan. L’inflation atteint en rythme annuel 19,5 % ; la livre turque est passée entre 2011 et 2021 de 1,86 pour un dollar à 9,73, ce qui signifie que, en dollars, le niveau de vie de la population a baissé de 30 % depuis 2013. L’opposition relève la tête et semble s’unir dans la perspective des élections de 2023. Certes, les considérations de politique intérieure jouent un rôle dans la définition de la politique étrangère turque comme dans celle de tout pays, mais elles ne suffisent pas pour tout expliquer quand celle-ci suscite un large appui de la population.
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Erdogan, comme Poutine et Xi Jinping, ne fait que répondre aux convictions profondes de son peuple. Ce sont ses opposants qui, jadis, théorisaient les prétentions turques dans la mer Égée et autour de Chypre, et nul ne penserait à Ankara à prendre le parti de l’Arménie contre le frère azerbaïdjanais. Erdogan offre une voix à ceux qui veulent rendre à la Turquie la place qui fut la sienne pendant des siècles, celle d’une grande puissance. Il n’est pas assuré, loin de là, qu’un successeur éventuel n’en fasse pas autant.
Bientôt le centenaire du traité de Lausanne
En politique étrangère, lorsqu’on est confronté aux revendications d’un pays, tout dépend évidemment de leur ampleur. S’il ne s’agit que d’améliorer une situation géostratégique jugée défavorable, des compromis sont envisageables. En revanche, si elles visent à remettre en cause le système international, elles présentent une tout autre gravité. Avec la Turquie, l’hésitation est aujourd’hui possible.
Nous approchons du centenaire du traité de Lausanne qui, en 1923, a consacré l’entrée de la République de Turquie dans la communauté internationale. Mustafa Kemal avait réussi à éviter que son pays ne soit dépecé, mais avait aussi tiré un trait sur la grandeur ottomane et promu un État laïque. Erdogan se définit en opposition à Atatürk, avec autant de haine que de fascination : musulman alors que celui-ci était laïc ; ottoman alors que celui-ci se voulait étroitement et seulement turc. Il a d’ailleurs refusé d’habiter le palais présidentiel édifié par cet illustre mais pesant prédécesseur.
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Veut-il consacrer en 2023 le triomphe d’une nouvelle Turquie post-kémaliste, musulmane et impériale, voire impérialiste ? Il pourrait s’appuyer pour le justifier sur la puissance nouvelle d’un pays de 90 millions d’habitants, fort de son dynamisme économique et démographique, qui n’a plus rien à voir avec la Turquie vaincue, ruinée et misérable de 1923. La Turquie est de retour peut-il clamer, comme Xi Jinping en fait autant avec la Chine. Deux empires abaissés et humiliés par l’Occident.
Voilà donc la Turquie active un peu partout. Les Turkish Airlines ont multiplié les lignes en Afrique ; des ambassades turques s’ouvrent à travers le continent. Au Moyen-Orient, la Turquie parle haut et fort, même si les pays arabes qui n’ont pas de meilleurs souvenirs de la domination ottomane que d’autres de la colonisation occidentale se méfient tous, à part le Qatar, des sympathies islamistes du nouveau sultan. En Europe, Ankara utilise sans pudeur ses communautés d’expatriés pour promouvoir ses intérêts.
Confrontée à une puissance aussi dynamique et agressive, la communauté internationale n’a qu’une alternative : céder ou résister. Aujourd’hui, comme la France l’a prouvé en 2020 et comme nos partenaires européens devraient le comprendre, la nécessité est d’opposer la fermeté aux prétentions turques. Ensuite, mais seulement ensuite, il faudra voir si elles peuvent être satisfaites dans le cadre d’un compromis acceptable par tous. Il n’y a pas de bonne négociation sans un bon rapport de force.