Orient-Occident : sommes-nous décadents ?

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(Il est en effet grand temps de se poser la question !!!! En tous cas, Vladimir Poutine semble avoir trouvé la réponse. Et bien entendu, elle ne nous plait pas…Artofus).

ANALYSE. Vladimir Poutine considère l’Occident amoral, tandis qu’il exalte les valeurs traditionnelles de son pays. Un procès vieux de plusieurs siècles.

Vladimir Poutine le 22 mars.
Vladimir Poutine le 22 mars.© MIKHAIL KLIMENTYEV / Sputnik / Sputnik via AFP

Par Saïd Mahrane. LE POINT.

Publié le 23/03/2022

Une guerre de civilisation. Personne n’ose le mot, et pourtant, elle semble là, tant le conflit russo-ukrainien dépasse la seule conquête territoriale. En envahissant son voisin, Vladimir Poutine a la ferme intention – certes, la moins avouée – de stopper la « gangrène » continentale qui, selon lui, arrive par l’Ouest. Poutine est russe, orthodoxe et slavophile : de cette filiation découle un monde de valeurs traditionnelles qu’il entend perpétuer.

Au sein de cet héritage se trouve l’idée ancienne et fondatrice d’un Occident décadent et amoral. « Pour surpasser l’Europe, la Russie devrait non point se rapprocher d’elle, mais au contraire s’en éloigner. D’ailleurs, ce n’est nullement la Russie, comme on le croit habituellement, c’est l’Occident qui aurait besoin de ce rapprochement », écrivait en 1820 Mikhaïl Magnitski, auteur et homme politique. « La Russie, peuple élu, sauvera l’Europe de la décadence », affirmait pour sa part le journaliste Andreï Kraïevsky, à la fin du XIXe siècle.

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« Grand Satan »

Pour comprendre dans sa globalité le conflit actuel, il faut lire le discours de Vladimir Poutine prononcé en octobre 2021 devant le Club Valdaï, un think tank pro-Kremlin. Extrait : « La crise à laquelle nous avons affaire est conceptuelle, voire civilisationnelle. En fait, il s’agit d’une crise des approches, des principes définissant l’existence même de l’homme sur terre. […] Dans les pays occidentaux, certains sont persuadés que l’effacement agressif de pages entières de leur propre histoire, la “discrimination inversée” de la majorité en faveur des minorités ou l’exigence d’abandonner la compréhension habituelle de choses aussi fondamentales que la mère, le père, la famille ou même la distinction de genre sont là les jalons du mouvement vers le renouveau social. […] Nous avons un point de vue différent, la grande majorité de la société russe a un point de vue différent : nous pensons que nous devons nous appuyer sur nos valeurs spirituelles, sur la tradition historique et sur la culture de notre peuple multiethnique. »

En 2013, il avait formulé les choses de manière plus provocatrice : « En Occident, on mène des politiques mettant sur un pied d’égalité les familles nombreuses et les familles homoparentales, la foi en Dieu et la foi en Satan… » Où l’on retrouve la rhétorique orientale désignant l’Occident tel un « grand Satan ». Ce procès instruit contre « l’Ouest » impie et moribond remonte à la naissance de la Russie moderne sous Pierre le Grand. Un procès qui fut également instruit depuis le monde occidental, souvent aux lendemains de défaites militaires ou de révolutions. « Une œuvre du diable », disait Joseph de Maistre de la révolution de 1789. Au début du XXe siècle, après la Grande Guerre, Oswald Spengler a théorisé le déclin de l’Occident dans un livre fameux. Pétain, en juin 1940, justifiait ainsi la défaite : « L’esprit de jouissance détruit ce que l’esprit de sacrifice a édifié. »

Parmi les écrivains contemporains, Michel Houellebecq, traduit en russe, est celui qui se rapproche le plus de cette idée de déclin moral et civilisationnel. On ne sait pas si les élites pro-Poutine ont lu l’auteur d’Anéantir, mais elles verront dans son œuvre – sans faire de lui un complice ! – une même représentation des travers occidentaux. Houellebecq : « Si quelqu’un écrit dans cent ans : “Sur l’Occident de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, sur le déclin qu’il traversait à l’époque, Houellebecq offre un témoignage d’une grande valeur”, c’est un compliment que j’accepte par avance », a-t-il déclaré lors de la remise du prix Oswald-Spengler en 2018. La question civilisationnelle nous est posée par Houellebecq, mais également quelque part par Poutine : aurions-nous, ces dernières années, cédé au confort matériel, à l’individualisme et à la consommation, tout en reléguant la verticalité, les valeurs morales et le sens commun ? Pour citer Céline, serions-nous désormais « les bras ballants, devant l’événement, les instincts repliés comme un parapluie, branlochants d’incohérence, réduits à [nous]-mêmes, c’est-à-dire à rien » ?

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Église catholique versus Église orthodoxe

Sans aller jusqu’à prédire notre sortie de l’Histoire, nombre d’auteurs, avec ou sans biais idéologiques, ont déploré ces dernières années notre abandon d’idéaux communs (patrie, République, industrie, recherche, laïcité…). Comme le montrent les travaux de Jérôme Fourquet, la disparition du service militaire, l’effondrement du niveau scolaire, le discrédit des partis et des syndicats ainsi que la déchristianisation du pays ont laissé les Français sans aucun repère structurant. Dès lors, ce vide spirituel et moral fut comblé par des radicalités politiques et religieuses, de nouvelles croyances ou à un monde réduit à son nombre de followers sur Instagram.

Comme Soljenitsyne avant lui, Poutine considère que « celui qui perd son Christ perd son peuple ». Selon cette vue, aucun peuple nourri d’homélies ne pourrait sombrer dans le nihilisme occidental. C’est pourquoi le président russe peut compter, aujourd’hui, sur le soutien du patriarche de Moscou – lequel n’aurait pas des mœurs irréprochables. Dans l’Occident catholique aux églises vides, l’idée court, et plus encore depuis Vatican II, que le catholicisme est bien naïf, voire passif, face aux forces d’usure de la foi. La slavophilie, née il y a deux siècles, a longtemps voué une haine farouche à toute civilisation imprégnée de Rome. L’Église orthodoxe, elle, tiendrait bon. En Russie, elle aurait su, en dépit des assauts du « diable » occidental, maintenir un même message depuis son origine, au Xe siècle. Ce fut le sentiment de Paul Morand, exposé dans L’Europe russe annoncée par Dostoïevski (1948), un livre peu connu du grand public. L’écrivain y rend hommage à Dostoïevski, tout en confiant son admiration pour les églises orthodoxes et leur credo. L’auteur de Flèche d’Orient aimait se rendre à l’Est, en particulier en Roumanie, pays d’origine de sa femme, la princesse Soutzo, « pour faire, au déclin de notre civilisation capitaliste, une cure d’insouciance. Nous apprendrons à n’attacher aux choses qu’une valeur passagère et un prix relatif, ce qui, à notre époque saturée de préoccupations financières et économiques, est la seule école de maintien aristocratique. Nous y verrons pratiquer ce dédain, qui va jusqu’à l’inconscience, vis-à-vis du “doit” et “avoir”, bases solides de notre civilisation mercantile ».

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Concluons avec les mots du « prophète » Dostoïevski, qui écrivait dans Journal d’un écrivain, au sujet d’un nouveau conflit entre l’Europe et la Russie : « Il faudra voir ce qui se passera lors du partage de l’héritage. Mais y aura-t-il seulement un héritage ? En cas de victoire des Slaves, l’Europe permettra-t-elle à ces derniers de jeter carrément “l’homme malade” à bas de son lit ? » Ce à quoi Morand, dans son essai, a répondu : « En face de cette Europe triomphante qui tient dans ses poings les deux tiers du globe, un homme se dresse, un Russe, petit, maigre, pauvre et malade et, avec une assurance tranquille, lance ce verdict : “L’Europe est condamnée à mort.” »

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