Tigrane Yégavian au JDD : « Ce qui se passe en Arménie est la continuation d’un processus génocidaire »

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ENTRETIEN. Le 109e anniversaire du génocide arménien de 1915 rappelle au monde la lutte continue de l’Arménie pour sa survie face au risque d’épuration ethnique, soulignant la nécessité d’un soutien international, alerte Tigrane Yégavian*, professeur à l’Université Internationale Schiller et à l’Ileri.

Propos recueillis par Ayrton Morice Kerneven 25/04/2024 LE JDD

Commémorations du génocide arménien à Paris le 24 avril 2024.
Commémorations du génocide arménien à Paris le 24 avril 2024. © ANTONIN UTZ / AFP

​Le JDD. Après la chute du Haut-Karabakh, un spectre hante à nouveau l’Arménie : celui du génocide de 1915. Le cauchemar est-il en train de recommencer ?



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Tigrane Yégavian. Ce qui se passe actuellement dans la région du Sud-Caucase, en Arménie et au Haut-Karabagh, n’est pas un nouveau génocide. Il s’agit pourtant de la continuation d’un processus génocidaire qui vise à effacer la présence physique, morale et spirituelle de la nation arménienne dans le Caucase du Sud. En d’autres termes, le nettoyage ethnique observé au Haut-Karabakh s’inscrit dans une démarche à long terme visant à détruire systématiquement non seulement les individus, mais aussi les âmes.

Pour comprendre l’ampleur de ce phénomène, il suffit de comparer les cartes publiées dans les années 1900 avec celles de 2020. Le peuplement arménien se réduit comme une peau de chagrin, tandis que l’Azerbaïdjan poursuit son processus de grignotage systématique du territoire national, visant à faire de l’Arménie un état complètement dévitalisé et à le rendre non viable. Nous sommes donc engagés dans ce processus, c’est pour cette raison que la communauté arménienne à travers le monde s’inquiète de cette situation qui s’apparente à une descente inexorable aux enfers.

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Premier État chrétien de l’histoire, foyer de sédition aux pressions impérialistes, l’Arménie se bat aujourd’hui pour sa survie… Un sursaut est-il possible ?

La question du sursaut se pose de la manière suivante : les élites arméniennes ont-elles la capacité de renforcer le sens de l’État et de développer une véritable culture politique qui impliquerait d’inclure toutes les ressources humaines disponibles, y compris celles de la diaspora, pour faire face au péril que représente le panturquisme ?

De plus, il est essentiel de prendre en compte la dimension spirituelle. Il existe une corruption significative parmi les élites arméniennes qui se sont affaiblies ces trente dernières années, d’où l’impératif d’un sursaut. Ce dernier devrait débuter par un retour aux sources et une redécouverte de l’héritage chrétien de la nation. Bien que fière de ses origines et de son identité, l’Arménie ne semble pas pleinement consciente de la manière dont cet héritage spirituel pourrait renforcer l’esprit de résistance et de résilience, et encourager à transcender les clivages dans ces temps de crise existentielle.

Ce que nous vivons aujourd’hui est une lutte existentielle, une lutte pour la survie

Ce que nous vivons aujourd’hui est une lutte existentielle, une lutte pour la survie. Sans la foi et l’intelligence collective, les Arméniens risquent de ne pas surmonter cette épreuve.

Le soutien légitime à l’Ukraine semble exclure le soutien à Erevan, qui est une cause tout aussi sacrée. Peut-on dire qu’il y a deux poids deux mesures ?

Il est vrai qu’il existe une disparité dans le traitement réservé à l’Arménie.

Les Arméniens ressentent un abandon de la part des pays occidentaux, pour qui l’Arménie semble n’être qu’une variable d’ajustement. L’intérêt principal de ces pays est d’affaiblir la Russie. Or, l’Arménie est toujours, du moins sur le papier, un pays allié, en tout cas protégé par la Russie, alors que l’Azerbaïdjan est beaucoup plus intéressant pour les Occidentaux, car c’est par ce territoire que passent les principales voies de communication stratégiques.

L’Arménie a le malheur d’être très mal située sur la carte et d’être abandonnée.

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La France est traditionnellement et depuis 1915 une puissance protectrice des Arméniens. Qu’est-ce qui nous lie à l’Arménie ? Un certain esprit de résistance ?

La relation entre la France et l’Arménie est une histoire d’amour ancienne, remontant au Moyen Âge, voire avant. En effet, le dernier roi d’Arménie, Léon V de Lusignan, qui régnait au XIVe siècle sur le petit royaume arménien de Cilicie situé au sud du Taurus, est enterré à la basilique Saint-Denis, parmi les rois et reines de France.

Mais ce qui unit profondément les Arméniens et les Français, c’est leur aspiration commune aux valeurs universalistes, une forte francophilie. Cette relation est renforcée non seulement par la présence d’une importante communauté française d’origine arménienne, qui a joué un rôle clé dans le développement culturel de la France avec des figures emblématiques telles que Charles Aznavour ou Patrick Devedjian.

Mais elle va bien au-delà des liens culturels et affectifs, il existe une véritable relation stratégique entre les deux pays. L’Arménie est un pays qui peut servir de relais de puissance à la France dans le cadre de son partenariat avec l’Inde. C’est un pays ami qui assoit la France dans la région du Sud-Caucase.

La relation entre la France et l’Arménie est une histoire d’amour ancienne

Emmanuel Macron a promis qu’il se tiendrait du côté des Arméniens. Est-il à la hauteur des enjeux ? Est-ce une déception ?

Le président Macron a souvent adopté une approche ambivalente, manifestant un discours de deux poids deux mesures. D’un côté, il semble engagé, mais de l’autre, ses actions peinent à suivre.

Pendant la première guerre du Karabakh en 2020 et de ces 44 jours, il a publiquement dénoncé les agressions subies. Cependant, lors de crises telles que le blocus du Haut-Karabagh, malgré les moyens à sa disposition pour intervenir, il n’a pas été en mesure d’intervenir, contrairement à d’autres interventions historiques comme le blocus de Berlin ou celui de Sarajevo en 1992 par le président Mitterrand.

On ne peut pas affirmer que le président Macron ait déployé la même énergie pour aider l’Arménie qu’il l’a fait pour l’Ukraine.

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Il s’agit aussi du sort d’une civilisation, d’une tradition, d’une culture… les Chrétiens d’Orient. Comment expliquer l’apathie des Occidentaux face à une telle situation ?



L’Arménie, comme le Liban, est un des seuls États dont le riche héritage est péril, et qui est menacé à la fois démographiquement, mais aussi géopolitiquement de disparition.

Face à cette réalité, il est crucial de voir comment ces deux nations peuvent collaborer pour défendre les écosystèmes menacés de l’Orient chrétien, confrontés à une vague de répression et à une tentative d’anéantissement. Partageant des valeurs communes telles que la francophonie et l’esprit de vivre ensemble, il est envisageable de transformer ce combat en une lutte sécularisé.

À quoi sert de reconnaître la mémoire des morts si on ne peut pas protéger les vivants ?

Il faut cependant se méfier de l’instrumentalisation des Chrétiens d’Orient. En effet, dans un Occident qui se déchristianise — comme l’évoquait Jean-Paul II en disant que la France a « renoncé à son baptême » — il y a une quête de sens profonde. L’Arménie incarne cette recherche de sens au sein de mutations géopolitiques accélérées et de cristallisations identitaires qui, malheureusement, tendent à affaiblir la France.

À quoi sert la mémoire, si elle ne nous impose pas de dénoncer, de tout faire pour éviter les dangers génocidaires lorsqu’ils se présentent à nous ?

Quelle est l’utilité de reconnaître le génocide des Arméniens si on ne reconnaît pas le droit fondamental à l’autodétermination des Arméniens du Haut-Karabagh, c’est-à-dire le droit à la vie ? Cela semble assez cynique de constater à quel point les Occidentaux, y compris la France qui se prétend amie de l’Arménie, ne prennent pas suffisamment en compte que ce génocide, commencé à la fin du XIXe siècle avec les massacres de 1894 et continuant avec le génocide de 1915, persiste encore aujourd’hui.

À quoi sert de reconnaître la mémoire des morts si on ne peut pas protéger les vivants qui sont menacés par le parachèvement de ce génocide ? Il y a une tartufferie monstrueuse qui déshonore les valeurs universelles de défense de la dignité humaine. La question de la mémoire ne doit pas être dépolitisée. Elle doit garder son volet politique. Sinon, l’Arménie risque de devenir une nation sans État.

*Géopolitique de l’Arménie, Tigrane Yégavian, Bibliomonde, 2023.

GÉOPOLITIQUE DE L'ARMÉNIE, TIGRANE YÉGAVIAN, BIBLIOMONDE, 198 PAGES, 20 EUROS.
GÉOPOLITIQUE DE L’ARMÉNIE, TIGRANE YÉGAVIAN, BIBLIOMONDE, 198 PAGES, 20 EUROS.© BIBLIOMONDE

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