Alice Ferney: «L’écriture inclusive ne voit dans la langue qu’une arme de guerre»

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TRIBUNE – Le combat pour l’évolution «non-sexiste» de la langue est un combat féministe. Et il appauvrit la langue plus qu’il ne réussit à accroître l’égalité femmes-hommes.

Par Etienne de Montety. 23 février 2021. LE FIGARO

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L’écriture inclusive soulève une question intéressante à laquelle elle donne une réponse dommageable. Mon plus jeune fils se rappelle qu’à l’école primaire les garçons adressaient bel et bien aux filles un sourire moqueur à l’instant où ils apprenaient ensemble que le masculin l’emporte sur le féminin dans l’accord de l’adjectif. Et sans doute les grammairiens qui, au long du XVIIe siècle, fixèrent les règles du bon français tenaient-ils effectivement le masculin pour le genre le plus noble. Mais cette tache originelle n’est-elle pas complètement estompée lorsqu’on reconnaît que le masculin en grammaire n’est pas celui de la sexuation?

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Pour ma part, il est acquis que le genre grammatical n’est pas le genre sexuel. Je les sépare une bonne fois pour toutes. Les mots n’ont pas de sexe. Il est même amusant de noter que le genre de ceux qui désignent les organes sexuels est parfaitement indépendant du genre naturel: on dit «une verge», «un sein», «un utérus», preuve s’il en faut que le féminin peut se dire au masculin et inversement. En français, comme en latin, qui le lui a transmis, le genre des mots est arbitraire! Pour les êtres animés, il est influencé par le genre naturel («le père», «la mère»), mais songeons que l’on dit «une armée», «une sentinelle», là où les hommes sont nettement plus concernés. On accuse le «ils» qui mêle les deux sexes et fait disparaître le féminin, mais, lorsque des hommes figurent parmi «les personnes présentes», ils ne sont pas moins masqués que les «elles» ne le sont dans un «ils». Dans un «nous» à l’écrit, les deux genres se fondent, l’un et l’autre invisibles. Ces effacements – cette fameuse invisibilité – touchent les deux sexes, ne soyons ni comptables ni enfantins. Si arbitraire est le mot-clé en matière de genre grammatical, la bonne foi empêche d’accorder aux règles de genre et d’accord une signification en rapport avec les relations sociales entre les sexes.

L’écriture inclusive est un militantisme féministe. En prêtant à la grammaire une attention partisane, elle croit œuvrer pour une égalité de représentation.

La «querelle inclusive» semble une paranoïa aux fondements légers et elle réclame une correction trop pesante. Comment prétendre ajouter des pronoms, des «e» et des points médians, qui alourdiraient tout texte, à un moment où l’apprentissage du français pose tant de difficultés dans le temps inconsidérément réduit qui lui est imparti? On peut douter qu’un appareil de consignes aussi fastidieuses soit adopté de façon naturelle et pérenne. S’il faut une loi, c’est celle qui interdit à d’éventuels militants bien placés d’imposer l’écriture inclusive, en particulier à des étudiants et aux examens. En matière de langue, l’usage commande. Beaucoup d’adeptes de cette écriture commencent en lui obéissant (et il est vrai que l’adresse d’une lettre, par exemple, se prête à cette attention), mais rapidement laissent tomber, le fait est observé. L’ennui semble donc plus mortel que le péril ; l’écriture inclusive est administrative, presque juridique, jamais artistique, elle bannit le plaisir de la langue. Comme ces volontaires vite lassés, je serais incapable dans un roman (sauf pour un exercice oulipien) de respecter les consignes inclusives au-delà de quelques pages. Je le serais surtout parce que l’objectif visé, qui a sa légitimité, peut être atteint par de meilleurs moyens.

Sur le site motscles.net/ecriture-inclusive, on lit: «Faites progresser l’égalité femmes-hommes par votre manière d’écrire.» L’écriture inclusive est un militantisme féministe. En prêtant à la grammaire une attention partisane, elle croit œuvrer pour une égalité de représentation. Le fait-elle? Dans son merveilleux Poésie du gérondif, Jean-Pierre Minaudier remarque qu’en bilua, cette langue d’une des îles Salomon, le féminin est le genre par défaut et que la société n’en est pas pour autant plus féministe. Lorsqu’un écolier français écrit «les serviettes et les torchons sont lavés», a-t-il le sentiment de la domination masculine? Il ne l’aura sûrement pas si les serviettes et les torchons sont lavés aussi bien par son père que par sa mère. Si je lis dans un journal «les auteurs souffrent de la surproduction éditoriale», je me sens concernée parce que j’écris. La lecture d’une même phrase dépend des circonstances. La société et la langue évoluent de conserve, dans un mouvement qui échappe à leur volonté. L’écriture inclusive en est la preuve: elle ne parle pas tant de la langue que d’un certain féminisme, de la colère des femmes, et paradoxalement de la visibilité et de l’attention qu’elles ont acquises.

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Hélas, cette écriture militante ne s’intéresse pas à la langue pour la servir ou l’aimer, elle n’y voit qu’une arme de guerre, et elle oublie que, si le langage façonne nos esprits, c’est beaucoup par le récit de la vie que constitue la littérature. L’historienne Yvonne Knibiehler appelait «syndrome Beauvoir» l’interdiction introjectée par les intellectuelles françaises de parler ou d’écrire à propos de la maternité. Sans recourir aux «e» et aux points médians, c’est l’art des Nancy Huston, Camille Laurens, Marie Darrieussecq…, leur liberté, leur fierté conquise, qui mettent fin à une invisibilité féminine. Notre langue française leur a suffi. Imagine-t-on Marguerite Duras, qui retravaillait continuellement ses phrases à la recherche de la musique envoûtante et totalement mystérieuse qu’elle a créée, se préoccuper d’une correction inclusive? Comme Mme de Sévigné ou Mme de La Fayette, comme George Sand ou Colette, comme l’autre Marguerite (Yourcenar), elle a fait «progresser l’égalité femmes-hommes par sa manière d’écrire », en faisant une œuvre, comme « un » génie des lettres, et aussi bien qu’un homme.

Alice Ferney est romancière, auteur de «L’Intimité», Actes Sud, 2020

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