Emmanuel Todd: «Le patriarcat n’a pas disparu en Occident, il n’a jamais existé»

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Par E.T. et Eugénie Bastié LE FIGARO. 19 janvier 2022

ENTRETIEN – La virulence néoféministe arrive au moment même où l’émancipation des femmes est achevée, constate Todd, qui fracasse la doxa victimaire et la théorie du genre et renouvelle notre regard sur le rapport entre les sexes.

LE FIGARO. – Dans votre livre, vous vous attaquez sévèrement au «féminisme de troisième vague» et à la théorie du genre, que vous accusez de vouloir créer une guerre des sexes et d’être une idéologie coupée du réel. Vous n’allez pas vous faire des amis à gauche… Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire?

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Emmanuel TODD. – C’est vrai, je confesse une forme d’agacement face au développement de ce que j’appelle le féminisme de troisième vague, antagoniste, de ressentiment. Comme un homme de ma génération sans doute. Dans ma génération et mon milieu, un féminisme absolu régnait. Ce qui me frappe, c’est l’irruption en France d’un féminisme antagoniste qui ressemble à celui du monde anglo-américain, un féminisme de conflit (américain) ou de séparation (anglais). Notre pays se distinguait et faisait l’admiration du monde par son modèle de camaraderie entre les sexes. Mais fondamentalement, je n’attaque pas, je cherche à comprendre ce qui se passe, en chercheur, en anthropologue, en historien.

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Quelles sont les racines du féminisme antagoniste anglo-américain?

J’associe ce féminisme anglo-américain à l’héritage du protestantisme, en réalité bien plus «patriarcal» que le catholicisme, plus ambivalent. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le monde anglo-américain n’est pas à l’origine plus favorable aux femmes que la France. Le protestantisme, sur les rapports hommes-femmes, est régressif par rapport au christianisme originel. Le catholicisme avait une dimension matricentrée avec le culte de la Vierge Marie. Le message de Luther est très patriarcal. On passe de Marie à Eve, la femme pécheresse. La virulence du féminisme dans le monde anglo-américain résulte largement d’une réaction contre cet héritage.

Votre point de départ est un paradoxe: nous assistons à un regain de contestation de la suprématie masculine «au moment même où le mouvement d’émancipation de femmes semblait sur le point d’atteindre ses objectifs». Comment l’expliquer? Faut-il y voir le paradoxe de Tocqueville selon lequel plus une société est égale, plus la moindre inégalité blesse l’œil?

C’était ma première hypothèse, mais ce n’est pas ça. Quand on voit le succès du livre de Mona Chollet sur les sorcières, dans les classes moyennes éduquées, il y a de quoi s’interroger: comment des femmes modernes peuvent-elles s’identifier au sort des 40.000 femmes massacrées, principalement dans le monde germanique, par la furie masculine aux XVIe-XVIIe siècle? Il y a là une forme de désorientation. Le dépassement éducatif des hommes par les femmes est beaucoup plus ancien qu’on ne l’imagine. En 2019, en France, dans la tranche 24-34 ans, 52 % des femmes ont fait des études longues, pour 44 % des hommes. L’inversion du «sex-ratio» dans les études supérieures s’est faite à la génération de gens qui ont maintenant 50 ans. Nous vivons dans une matridominance éducative depuis longtemps, même s’il reste une pellicule de domination masculine dans les 4 % supérieurs de la société.

Le malaise des femmes s’explique moins par des résidus de domination masculine que par l’accession des femmes à tous les problèmes des hommes

Une fois qu’on a intégré la masse de cette évolution, on peut mieux comprendre le malaise des femmes qui s’explique moins par des résidus de domination masculine que par l’accession des femmes à tous les problèmes des hommes, et notamment à l’anomie au sens durkheimien: dans une société mobile, les gens ne savent plus quoi attendre de la vie, s’ensuit un mal-être social. Les femmes accèdent aux pathologies psychosociales jusque-là réservées aux hommes: ressentiment de classe, désarroi, anxiété sur leur destin personnel, etc.

Tout de même, vous ne pouvez pas nier qu’il existe encore des écarts économiques importants entre hommes et femmes…

Il y a une persistance de la domination masculine dans le secteur dirigeant de l’économie privée et dans les bureaucraties d’État. Pour le reste, les différences économiques entre hommes et femmes sont essentiellement expliquées par le choix de la maternité. Je fais une percée théorique révolutionnaire dans le livre: je définis comme femme l’être humain qui (hors stérilité accidentelle) peut porter un enfant. Je sais, c’est très risqué de dire cela aujourd’hui, voire réactionnaire (rires). J’avais essayé de faire sans, mais tout devenait incompréhensible.

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Les femmes maintenant ont accès à tous les problèmes des hommes, mais elles gardent en plus ce problème de l’option entre la carrière et les enfants, ce qui suffit à expliquer le résidu de domination masculine. De plus pour les hommes, qui ont perdu pas mal de leur capacité de décision dans la vie familiale, le monde du travail devient de plus en plus important et très investi. Un homme qui ne réussit pas dans son travail se met en grand danger. Tous les autres débats, pseudoscientifiques, sur une différence des sexes génétique ou de cerveau sont hors de propos… il y a identité dans tous les domaines ou alors des différences invérifiables, mais la maternité et ses conséquences psychosociales sont une variable assez puissante pour expliquer l’essentiel.

Est-ce à dire que, selon vous, le patriarcat a disparu en Occident?

Ce n’est pas qu’il a disparu, c’est qu’il n’a jamais existé. Qu’est-ce que ça veut dire patriarcat? Je préfère parler de système de patridominance universel, c’est-à-dire une position légèrement supérieure de l’homme en particulier dans les activités de gestion collective. Mais l’intensité de cette domination masculine est tellement variable selon la géographie et l’histoire qu’on ne peut pas appliquer un terme unique à des systèmes très différents. Je propose, avec l’aide d’un expert, une utilisation nouvelle de l’Atlas ethnographique de Murdock pour montrer cette diversité au lecteur, par des cartes originales.

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Sur un sujet qui est souvent abordé de manière ultra-idéologique, nous pensons que l’accès aux données est fondamental. Nous avons mis en ligne l’outil de visualisation que nous nous sommes construit, et nous donnons le lien dans le livre. Parler de patriarcat de façon indifférenciée pour évoquer la situation des femmes à Kaboul et dans la région parisienne n’a aucun sens du point de vue du chercheur en anthropologie. Frédéric Le Play emploie le mot «patriarcales» pour désigner les grandes familles indivises de type russe et arabe. Pour ce qui est de l’Occident étroit, la France, le monde anglo-américain et la Scandinavie, la mutation patrilinéaire, partie du centre de l’Eurasie, qui a abaissé le statut de la femme au cours de l’histoire, n’a pas eu lieu ou est restée embryonnaire. On croit souvent que plus on remonte le temps, plus les femmes étaient opprimées. Il n’en est rien. Les Occidentaux avant même la révolution des soixante-dix dernières années, étaient très proches dans leurs mœurs des chasseurs-cueilleurs chez qui le statut de la femme est élevé.

Justement, que nous apprend l’étude des chasseurs-cueilleurs qui diffère de la doxa féministe habituelle?

L’idéologie du féminisme de troisième vague, désormais dominante dans le débat public, a déformé l’histoire du rapport entre les sexes. Travailler sur les chasseurs-cueilleurs, c’est travailler sur 100.000-300.000 ans, soit le gros de l’histoire humaine. C’est-à-dire sur ce qu’est l’homme en tant qu’espèce animale, définir la nature humaine originelle. On trouve la famille nucléaire, encastré dans un système bilatéral de parenté où les rapports entre frères et sœurs sont très importants. Une forme de monogamie tempérée est statistiquement majoritaire dès les débuts de l’humanité, notamment en raison de son efficacité éducative pour la progéniture.

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La cueillette est en général une activité féminine, qui peut être pratiquée par les hommes, alors que la chasse est un universel exclusivement masculin. N’en déplaisent aux féministes actuelles qui essaient de chercher à tout prix des squelettes de femme chasseresses. Ce qui est caractéristique de la chasse, c’est que ses produits sont toujours repartis dans le groupe, tandis que les produits de la cueillette sont repartis dans l’unité domestique. Chez les chasseurs-cueilleurs, les femmes sont porteuses d’un élément d’individualisme familial alors que les hommes sont en responsabilité du collectif. Cela ne signifie pas du tout plus d’altruisme: le collectif, c’est l’organisation de grands travaux, mais c’est aussi la guerre.

C’est pourquoi, selon vous, l’émancipation des femmes est à lier avec l’effondrement des croyances collectives et l’affaissement de l’État-nation?

Le défaut de l’idéologie, c’est de croire qu’il se passe dans nos sociétés de grands phénomènes qui tombent du ciel et ne sont pas liés. D’un côté vous auriez l’émancipation des femmes, qui est super. De l’autre, l’effondrement industriel qui est un problème, l’affaissement des croyances collectives, qui est une bonne chose si on considère qu’on ne fait plus la guerre, mais une mauvaise chose si on ne peut plus agir en tant que nation sur le plan économique. Les deux grands mouvements de nos sociétés modernes sont l’émancipation des femmes et l’effondrement du sentiment collectif. J’essaie de montrer dans le livre qu’il ne peut pas ne pas y avoir de rapport entre les deux.

L’émancipation des femmes a un coût, dites-vous… vous regrettez le monde d’avant?

Pas du tout, je ne suis pas dans la nostalgie. Je bénis la révolution sexuelle, qui a rendu les rapports hommes-femmes beaucoup plus agréables. L’émancipation des femmes a permis la fin de l’homophobie, l’adoucissement des mœurs. Seulement, je montre qu’elle a eu aussi un coût. L’émancipation des femmes, leur accès à l’éducation supérieure a accéléré la tertiarisation de l’économie, et donc la chute des activités industrielles.

Pour les femmes des catégories populaires, où sont logées la majorité des familles monoparentales, la vision antagoniste du féminisme est une aggravation des conditions d’existence

Résultat: vous avez certains pays féministes tertiarisés et consommateurs qui délocalisent leur production dans des pays où il y a encore une industrie, et une forme de patridominance, les pays de l’est de l’Europe et de l’Asie. David Cayla a bien montré la réindustrialisation des anciennes démocraties populaires (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Roumanie), nations ouvrières devenues la Chine de l’Europe. Ce qui permet d’aller plus loin dans la consommation et dans la tertiarisation à l’Ouest, et donc d’accélérer l’émancipation des femmes à l’Ouest, tout en préservant des rôles masculins typés à l’Est. Les gens de l’Ouest sont totalement dépendants du travail des gens de l’Est tout en les insultant pour leurs attitudes culturelles rétrogrades: ils délocalisent leurs usines tout en voulant exporter leurs mœurs avancées. Il faut choisir!

La lutte des sexes a-t-elle remplacé la lutte des classes?

J’essaie de prendre en considération aussi bien l’économie que l’anthropologie. Il y a évidemment une composante de classe. Le féminisme de première vague, celui des droits civils qui venait de milieux bourgeois, défendait toutes les femmes. Idem pour la seconde vague de la révolution sexuelle, parti de milieux bourgeois, mais qui s’est répandue dans les classes populaires très rapidement. Mais le féminisme antagoniste de troisième vague ne défend pas toutes les femmes, c’est un conflit de classe entre les femmes (et leurs conjoints) des classes moyennes et la pellicule de patridominance des classes supérieures. L’idéologie du genre est une idéologie typique de la petite bourgeoisie, portée par des femmes de classes moyennes appartenant à l’université. Ces femmes éduquées supérieures, qui embrassent avec enthousiasme le concept d’intersectionnalité, constituent dans le secteur idéologique un groupe dominant. Le féminisme antagoniste est une idéologie au sens le plus fort du terme, au sens où elle n’est pas vécue: les classes qui promeuvent la lutte contre la domination de l’homme ne la subissent pas.

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La tendance actuelle dans les classes moyennes éduquées, c’est la stabilisation du couple, souvent hypogame (femme plus éduquée que le conjoint), le doublement du salaire, l’impératif de survie économique du style chasseur-cueilleur. Pour les femmes des catégories populaires, où sont logées la majorité des familles monoparentales, la vision antagoniste du féminisme est une aggravation des conditions d’existence. Le couple humain est un système élémentaire d’entraide. La fonction du couple humain originel, c’est la survie, à la base de laquelle il y a la solidarité entre l’homme et la femme. Nous sommes dans une société en voie d’appauvrissement, notamment dans les jeunes générations. L’urgence ce n’est pas l’émancipation des femmes, qui a eu lieu, mais de revaloriser l’entraide dans le couple, et le sentiment collectif, qui s’effondrent.

«Pendant des siècles, l’Occident chrétien a considéré la sexualité comme le pire des maux de l’âme. Le voilà qui la pose, désormais, comme l’essence de l’âme.» L’obsession LGBT pour l’orientation sexuelle serait un produit du christianisme? Voilà qui est original!

L’Occident chrétien ne comprend pas sa propre histoire. Le christianisme se distingue par rapport aux autres religions par son obsession de la sexualité identifiée au mal. C’est encore plus vrai dans le protestantisme qui radicalise l’hostilité au plaisir sexuel. L’Occident chrétien est chargé sexuellement en un sens négatif. Les révolutions sexuelle et libertaire ont été un rejet violent de cet héritage. Ce rejet a produit une obsession sexuelle positive, et notamment dans l’univers anglo-américain marqué par le puritanisme, qui n’est pas du tout typique de toutes les cultures.

L’homosexualité humaine est une possibilité naturelle et universelle, mais le passage de l’homophobie au phénomène gay, c’est-à-dire d’un rejet de la sexualité à sa mise au centre de l’identité sociale, est typiquement chrétien. Regardez la Thaïlande bouddhiste du «petit véhicule» par exemple, où la fluidité des rapports sexuels n’induit pas une identité gay, ou le Japon, «bouddhiste du grand véhicule», où l’identité sexuelle est sans doute secondaire par rapport à l’identité au travail. C’est pourquoi je parle des gays comme une catégorie de chrétiens zombies (référence à un livre antérieur de l’auteur, NDLR). Se définir politiquement et socialement par son orientation sexuelle implique une estimation haute de la sexualité qui est typiquement occidentale.

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